Algérie: le massacre des juifs à l’indépendance, une histoire interdite

Karim Serraj.

ChroniqueDerrière les discours officiels sur une guerre d’indépendance «héroïque» se cache une vérité longtemps occultée: l’Algérie a été le théâtre entre 1954 et 1963 du plus grand massacre de juifs de l’après-guerre. Une persécution méthodique, menée par le FLN et l’ALN, que le régime d’Alger refuse encore aujourd’hui d’admettre, mais que les historiens ont documentée.

Le 16/03/2025 à 12h08

L’Algérie a été le théâtre du plus vaste et barbare massacre de juifs de l’après-Seconde Guerre mondiale, perpétré froidement entre 1954 et 1963 par l’armée algérienne, avec la complicité d’une partie de la société. Entre 1.000 et 2.000 Algériens de confession juive ont été brûlés, émasculés, exécutés, parfois en groupe ou en famille, ou portés disparus. Et cela a duré jusqu’après l’indépendance. Ces exactions ont été rigoureusement documentées en 2015, dans un ouvrage collectif initié par une douzaine de chercheurs universitaires: «Les Juifs d’Algérie: une histoire de ruptures» (Presses universitaires de Provence). Leurs conclusions font froid au dos.

Le FLN et les juifs

Cette dynamique s’installa, selon les auteurs, «dès le moment où le Front de libération nationale (FLN) prit la direction du mouvement indépendantiste en l’entraînant tout à fait consciemment dans une direction de ségrégation ethnique, fondée sur une violence sélective ciblant les petites gens». Tout au long de la guerre d’Algérie, des juifs sont visés explicitement en raison de leur identité religieuse: «chacune des sept années de la guerre, les juifs furent ciblés en tant que juifs.»

Sans être exhaustif, voici un aperçu de l’horreur: en août 1955, plusieurs familles juives sont exterminées à Philippeville (aujourd’hui Skikda) et Constantine «aux cris de ‘Djihad fi sabilillah’ (Djihad pour la cause de Dieu)» et aussi de «Nkatlou Yahoud (Tuons les juifs)». Des femmes et enfants sont tués avec une extrême cruauté et des commerçants comme les frères Bittoun «disparaissent» sans que leurs corps soient retrouvés. La voiture des Benchetrit est arrêtée, avec ses cinq occupants, dont trois enfants, «égorgés et achevés à coups de hache en quelques minutes», comme la maman. Le père, lui, sera castré et étouffé avec ses chairs. Des synagogues sont brûlées et les rabbins attaqués, des médecins, des bouchers, des femmes au foyer sont éliminés cruellement. Personne n’est à l’abri. Au total, «environ 130 civils périssent, en quelques jours, lors de ces pogroms coordonnés du Nord-Constantinois». Cela se passe le plus souvent dans la rue et en plein jour.

Le FLN va multiplier les attaques contre des cibles juives: 1956 voit l’assassinat à Alger d’Émile Atlan (héros juif de la Seconde Guerre mondiale) et du doyen de la communauté de Constantine, Jacob Choukroun. Des «grenades contre des cafés juifs» sèment la terreur à Tlemcen, Constantine et Alger. En novembre, «une bombe explose au domicile du rabbin Isaac Aziza: tué avec trois autres personnes de sa famille.» En 1957 de nouveaux attentats frappent la communauté: à Nédroma encore, sept juifs (dont trois enfants) sont tués en janvier; en mars le rabbin Jacob Chekroun est assassiné près de la synagogue de Médéa; en mai des grenades explosent dans le quartier juif de Constantine, faisant plusieurs blessés dans un marché, et à Alger un commerçant juif, David Chiche, est arrosé d’essence et immolé sur une avenue fréquentée. En juin 9 morts et 85 blessés dans le dancing de la Corniche «fréquenté surtout par la jeunesse juive de Bab El Oued». À Alger encore, la station d’essence Lévy explose en août. À Oran, le docteur Cohen est tué et «très populaire dans le quartier arabe de la ville nouvelle, le FLN dira que c’était une erreur…», ironisent les auteurs.

En 1958-1959, des synagogues du Sud algérien sont visées: à Boghari une grenade lancée pendant l’office fait des morts et onze blessés, et à Bou Saada, la veille de Yom Kippour, la fillette du rabbin est tuée par une bombe. En 1960, «des manifestations sont dirigées par le FLN dans plusieurs villes d’Algérie» et «la grande synagogue de la Casbah d’Alger prise d’assaut est saccagée aux cris de “Mort aux juifs”». Des croix gammées sont dessinées sur les murs, les Rouleaux de la Loi profanés et le drapeau indépendantiste vert-blanc-rouge substitué en leur lieu et place. En 1961, à Constantine, un célèbre musicien, Raymond Leyris est assassiné en plein marché. Le cimetière juif est profané le jour de la nouvelle année juive; Henri Choukroun, coiffeur ambulant, est poignardé à mort, alors qu’il se rend à la synagogue avec ses enfants.

On pourrait multiplier les exemples. Ces violences arbitraires expliquent en grande partie la peur existentielle qui saisit les juifs d’Algérie à l’approche de l’indépendance. Les massacres planifiés vont provoquer un exode massif vers la France avant son avènement. Mais le pire était à venir.

L’apogée de la violence: Boumediene, c’est «l’apothéose des massacres»

L’implication, à partir de 1962, de Houari Boumediene, qui devient l’homme fort du pays, est fortement soulevée par les auteurs. Selon eux «la logistique mise en œuvre implique une organisation et l’implication de l’ALN de Boumediene et du FLN local». Néanmoins, ajoutent-ils, on ne «saurait occulter la collaboration active de la foule déchaînée et encouragée à “finir le travail”». Ce ciblage des juifs durant la fausse «guerre de libération» dessine parfaitement les contours de la stratégie ethnique d’épuration des nationalistes indépendants.

La période suivant le cessez-le-feu (mars-juillet 1962) fut particulièrement propice aux kidnappings: les sources comptabilisent plusieurs centaines de disparus, colons français et juifs confondus, pendant ces quinze semaines de transition vers l’indépendance. Ces victimes n’ont jamais été retrouvées et sont présumées mortes, enterrées dans les fosses clandestines du FLN. Mais le plus grave épisode survient juste après cette trêve: «L’apothéose est le massacre de très grande ampleur du 5 juillet 1962 à Oran, le jour même de la célébration de l’Indépendance, 700 morts et disparus officiellement recensés.» Ce jour-là, en l’espace de quelques heures, des émeutiers armés de la wilaya FLN locale et des éléments de l’ALN envahissent les quartiers juifs, attaquant systématiquement les civils. Parmi eux, de nombreuses femmes. «Des familles juives entières disparaissent ce jour-là dans le chaos», selon l’ouvrage.

Dans les semaines qui suivent ce massacre, l’ensemble, presque, des juifs quittent précipitamment le sol algérien. Ce massacre accompli avec la bénédiction de Boumediene «peut être considéré comme un message» ferme de l’armée militaire. Des 150.000 juifs, en 1954, il n’en restera, en 1963, que quelques dizaines dans le pays, la plupart ayant choisi «la valise» plutôt que «le cercueil».

L’héritage (forclos) des juifs dans la mémoire algérienne

L’antisémitisme barbare, qui a prévalu à l’orée et dans la foulée de l’indépendance de l’Algérie, se perpétue sous d’autres avatars. Il se manifeste aujourd’hui par un antisémitisme décomplexé et constitue l’une des composantes essentielle du «Système». Il est partout: dans l’armée, dans les médias, dans les manifestations culturelles et n’épargne même pas la justice. En atteste une vidéo datant de 2015 qui témoigne de la profonde idéologie antisémite qui sévit dans le corps de l’armée que l’on galvanise avec un chant appelant à massacrer les juifs:

«Oh Arabes, fils d’Arabes. Marchez et pointez vos armes vers les juifs. Pour les tuer. Les abattre. Les écorcher. Les égorger…», peut-on ainsi entendre chanter les soldats algériens dans cet hymne à la haine qui ne souffre aucune différence entre antisémitisme et antisionisme et désigne les juifs comme l’ennemi à abattre.

L’interdiction en 2024 du livre «L’Algérie juive. L’autre moi que je connais si peu», de Hédia Bensahli, est une autre preuve éclatante de l’antisémitisme comme politique d’État en Algérie. L’auteure franco-algérienne y exhume la mémoire juive de l’Algérie, un sujet perçu par les autorités comme une boîte de Pandore dont l’ouverture risquerait d’exposer des responsabilités refoulées. À peine publié, le livre est brutalement retiré des librairies. La maison d’édition Frantz Fanon, qui en assurait la diffusion, est immédiatement fermée sur ordre du pouvoir.

Cette censure implacable ne relève pas d’un simple refus d’édition: elle traduit une stratégie plus large d’invisibilisation et d’étouffement. Elle révèle une panique mémorielle au sommet de l’État, une crainte viscérale de voir se fissurer un récit national figé, verrouillé, où certains drames sont condamnés à l’oubli. Reconnaître cette histoire, c’est admettre les failles d’une indépendance érigée en mythe absolu, pur et héroïque, sans ombre ni trahison. C’est affronter le passé.

Dès lors, comment s’étonner que le régime algérien ait interdit à l’avocat français François Zimmeray de défendre l’écrivain Boualem Sansal au motif qu’il est de confession juive.

Par Karim Serraj
Le 16/03/2025 à 12h08

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