En 1988, à l’aube d’une hégémonie quasi absolue de l’hyperpuissance américaine, pour reprendre l’expression de Hubert Védrine, Francis Fukuyama publiait un article intitulé «The end of History?». Précurseur du célèbre livre intitulé «La fin de l’histoire et le dernier homme», qui sera publié par Fukuyama en 1992, l’auteur y développe dans une perspective hégélienne, avec cependant la médiation d’Alexandre Kojève, une thèse selon laquelle le triomphe définitif du libéralisme face au communisme, et précédemment face au fascisme, se traduira nécessairement par la fin de toute dialectique idéelle et idéologique.
Implicitement, l’idée est qu’une idéologie n’existe en tant que telle qu’en négatif. Soit, en opposition à une autre idéologie antithétique. Cela n’est pas sans nous rappeler la définition que donne Carl Schmitt du «politique», fondé sur la discrimination «ami/ennemi», en dehors de laquelle, nous quittons le champ du politique.
Le triomphe total et absolu du libéralisme est aussi sa propre auto-annihilation, en tant qu’idéologie, en raison de l’absence d’une idéologie antagoniste. Le libéralisme cesse donc d’être une idéologie pour devenir un ordre naturel. Le seul possible.
Fukuyama ne semble pas forcément s’en réjouir. Dans ce même article, il dit en conclusion:
«The end of history will be a very sad time. The struggle for recognition, the willingness to risk one’s life for a purely abstract goal, the worldwide ideological struggle that called forth daring, courage, imagination, and idealism, will be replaced by economic calculation, the endless solving of technical problems, environmental concerns, and the satisfaction of sophisticated consumer demands».
De même, il n’exclut pas d’autres formes de dialectiques post-historiques, voire un redémarrage de l’histoire. Mais sur quelle base? Civilisationnelle et religieuse, comme l’a développé à la même période Samuel Huntington? Sur un renouveau des traditions ancestrales? Une résistance à la modernité dans une perspective conservatrice ou réactionnaire? Ou encore, sur un archéofuturisme, pour reprendre le concept de Guillaume Faye?
Triomphe de la modernité libérale et simulacres des «néo-idéologies»
Mais l’histoire ne repasse pas les plats et toute nouvelle manifestation du religieux ne pourra se faire qu’à travers le paradigme dominant du moment, celui d’une postmodernité qui transforme toute composante de la tradition en simulacres, tout en liquidant les fondements de la modernité sous toutes ses formes. Ces simulacres vont des formes les moins violentes et problématiques comme le New Age, jusqu’aux manifestations les plus mortifères, à l’image de Daech.
De même, comme l’explique le philosophe russe Alexandre Douguine, toute tentative de réhabilitation des deux précédentes théories politiques de la modernité, à savoir le communisme et le fascisme, est vouée à l’échec pour les mêmes raisons. La matrice de leur renouvellement en néo-communisme et néo-fascisme, ne pourra se faire que selon les règles du capitalisme triomphant et dominateur dans sa phase post-moderne, et pour le servir. Preuve en est que les néo-nazis en Ukraine ne combattent pas le monde de la finance et de l’oligarchie occidentale, mais les Russes, ceux-là mêmes qui s’opposent à la tyrannie de l’hégémonie atlantiste.
De même, les néo-communistes ne luttent plus contre le capital pour défendre les classes ouvrières, mais s’attaquent à l’hétéronormativité, aux valeurs familiales et aux religions traditionnelles à travers le Wokisme et le LGBTisme. Autrement dit, à tout ce qui s’oppose à la logique marchande, et à tout ce qui peut représenter un potentiel de révolte et de rébellion. Castrer et déraciner les peuples remplace désormais l’abolition des classes et la dictature du prolétariat.
Quant au néo-libéralisme, il n’est, au fond, que le libéralisme à sa phase terminale, ce qui correspond au paroxysme de la phase de domination réelle du Capital, pour reprendre un vocabulaire marxiste. Comme si toute la dialectique du 20ème siècle entre fascisme, communisme et libéralisme n’avait pour finalité que de servir de marchepied au déploiement total de la modernité libérale.
Ainsi, si l’on se limite au seul champ de l’idéologie, nous nous trouvons confrontés à une aporie. Car le problème ne réside pas dans telle ou telle idéologie, mais dans la « modernité », en cela qu’elle est la matrice de toute idéologie, car l’idéologie est un phénomène moderne par excellence.
Si l’on devait brièvement définir la modernité, on dira qu’elle est une dynamique permanente de dépassement du passé. Le plus lointain d’abord, qu’elle juge comme archaïque ou rétrograde et qu’il s’agit de déconstruire pour s’en libérer et faire émerger l’individu et la raison. Puis le plus récent, sachant que ce «plus récent» est le produit même de cette modernité. Mais comme elle va plus loin dans ses ruptures, car c’est en cela sa nature, elle se met à considérer ce qu’elle a engendré par le passé comme étant un passé à déconstruire. Ainsi, ce qui était moderne il y a 40 ans est désormais perçu comme un archaïsme. Cette phase autophagique de la modernité est ce que les philosophes et les sociologues qualifient de post-modernité. Il ne s’agit pas d’un paradigme distinct, mais de la phase terminale de la modernité.
Par conséquent, pour revenir à Fukuyama, il se s’agit au fond peut-être pas la fin de l’histoire, mais de celle d’une modernité agonisante, dévorée par ses propres rejetons (wokisme, LGBTisme…).
Serait-il donc possible de faire le deuil de l’idéologie en tant que telle, pour développer un nouveau rapport au monde qui ne soit ni celui des temps anciens ni celui des temps modernes? Vaste question à laquelle il serait, selon moi, prétentieux de prétendre y répondre de manière tranchée.
La quatrième théorie politique et le «sujet radical»
Car si l’on prend à titre d’exemple le projet d’une quatrième théorie politique comme proposé par Alexandre Douguine, il va de soi, en lisant le livre, qu’il s’agit en réalité d’une invitation à abolir toute forme de théorie politique au sens où elles ne peuvent toutes être que modernes. De même, il n’est pas question pour Douguine de restaurer les traditions passées dans leur forme contingente et historique.
Ce que propose Douguine, c’est de repenser toute notre ontologie en proposant de penser un sujet nouveau, qui ne soit ni l’individu, comme dans le libéralisme, ni le prolétariat dans le cas du communisme, ni l’État ou la race dans le cas du fascisme ou du nazisme. Il propose de penser ce qu’il appelle le « sujet radical » en revenant aux racines de la philosophie et de notre intériorité. C’est au niveau des archétypes et des imaginaires et non des concepts que l’on peut exhumer ce sujet radical. Il s’agit donc de fonder un nouveau logos, un nouvel imaginaire et une nouvelle trajectoire histoire qui, bien qu’elle soit en rupture avec ce qui la précédait, puise ses fondements dans une tradition primordiale et par conséquent non contingente, dont l’horizon n’est ni le passé, ni le futur, mais l’éternité. Ainsi, cette nouvelle fondation civilisationnelle ne saurait se contenter de rhabiller le passé ou de fantasmer le futur, mais elle se devra de permettre à l’éternité de s’exprimer à nouveau dans une contemporanéité radicale. Ainsi, comme chaque peuple a une mission à accomplir dans cette odyssée humaine, chaque peuple se devra de trouver son propre chemin civilisationnel de manière souveraine, et surtout, en étant fidèle à son identité profonde.
C’est une manière de renvoyer dos à dos les pré-modernes (les traditionalistes) et les post-modernes (les nihilistes), puisque les deux se situent conceptuellement par rapport à une modernité agonisante, qui ne saurait servir de base à une réflexion profonde et sérieuse pour l’avenir.
Ainsi, à la question de savoir quelle idéologie peut-on faire émerger comme alternative au libéralisme sous toutes ses formes (néo-libéralisme, ultralibéralisme...), ma réponse serait: aucune! Car continuer à penser en termes d’idéologie, c’est rester otage de la matrice moderne, dont le libéralisme n’est jamais que le mode d’expression le plus abouti.