Après avoir publié le livre «L’énigme algérienne. Chronique d’une ambassade à Alger», en 2022, Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France en Algérie (2008-2012 et 2017-2020), a été invité par la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), un think tank libéral, à rédiger une note sur l’accord franco-algérien de 1968, lequel concerne le régime d’entrée et de séjour en France des étrangers, en l’occurrence les Algériens. Une note publiée à l’heure où le projet de loi sur l’immigration et l’intégration est remis à l’ordre du jour par l’exécutif sans pour autant que Gérard Darmanin, ministre de l’Intérieur, concède à altérer cet accord.
Dans un entretien accordé au magazine Le Point, l’ancien diplomate remet tout d’abord les choses dans leur contexte en rappelant que cet accord, «signé peu après ceux d’Évian de 1962, alors que la population algérienne comptait une dizaine de millions d’habitants», avait été conclu alors que la France, au sortir des Trente Glorieuses, recherchait une main-d’œuvre francophone, dont il s’agissait de faciliter l’installation en lui accordant quelques avantages.
Un accord et beaucoup d’avantages à sens unique
Mais près de 60 ans plus tard, l’accord demeure, exonérant les Algériens, de loin première communauté étrangère en France (900.000 personnes), de toutes les réformes sur l’immigration successives, comme du respect des dispositions du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). Pour la Fondapol, il s’agit d’une «anomalie» qui installe «une brèche dans notre ordre juridique», à tel point qu’«aucune politique migratoire cohérente n’est possible sans la dénonciation de l’accord franco-algérien».
Aujourd’hui, estime Xavier Driencourt, «le contexte a changé, mais ces avantages subsistent!» Ainsi, énumère-t-il, les Algériens qui bénéficient toujours de cet accord ont droit «à un certificat de résidence administrative pour tout visa de plus de trois mois», mais peuvent aussi obtenir «un titre de séjour au bout d’un an», sans compter que «le regroupement familial est facilité», que «les étudiants peuvent transformer leur visa d’étudiant en titre de séjour permanent» et qu’ils «échappent également aux règles favorisant l’intégration».
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Ce n’est pas tout. Outre le renouvellement automatique du titre de séjour, ce régime spécial propre aux ressortissants algériens prévoit, par exemple, une admission au séjour facilitée et un regroupement familial élargi et ouvert aux simples détenteurs de visas touristiques. De plus, une inscription au registre du commerce ou à la chambre des métiers permet la délivrance d’un titre de séjour permanent, sans que soit évaluée la viabilité économique du projet.
Enfin, s’inquiète la Fondapol, les conditions d’intégration, de connaissance de la langue française comme le respect des valeurs de la République ne s’imposent pas aux Algériens. Ceci, en dépit d’indicateurs alarmants, car selon l’Insee, 41,6% des ressortissants algériens en France en âge de travailler sont inactifs, un ménage algérien sur deux réside en logement social, tandis que 20% de la population carcérale étrangère en France est algérienne, selon les chiffres du ministère de la Justice.
La France prisonnière d’un accord à la lourde symbolique
De l’avis de l’ancien ambassadeur de France en Algérie, «toutes ces dispositions sont exorbitantes au regard du droit commun, et on ne peut pas les changer car les traités internationaux, dans l’ordre juridique français, l’emportent sur les lois». Autrement dit, en France, les lois sur l’immigration ne concernent pas les Algériens et, tient même à souligner Xavier Driencourt, «ne les ont jamais concernés». Car malgré la tentative du gouvernement Chirac en 1986 d’imposer un visa à tous les pays, y compris l’Algérie, l’immigration en provenance de ce pays n’a jamais pu être maîtrisée, au point qu’aujourd’hui, «12,6 % des immigrés vivant en France sont algériens».
En d’autres termes, proposer un projet de loi sur l’immigration sans pour autant dénoncer l’accord de 1968 s’avérerait sans conséquence sur la maîtrise de l’immigration en provenance de l’Algérie.
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Alors, comment expliquer que les gouvernements qui se sont succédés en France, bien que conscients du problème, aient renoncé à dénoncer ces accords? Pour la simple et bonne raison, explique Xavier Driencourt, qu’ils font figure «d’acte fondateur des relations franco-algériennes et sont symboliquement lourds», et qu’aux yeux du peuple algérien, le «droit au visa» représente «la contrepartie de cent trente-deux ans de colonisation».
«La France est détestée, mais on exige de pouvoir s’y rendre librement», résume-t-il, jugeant que côté français, aucun avantage n’est tiré de cet accord. Côté algérien, où «tout serrage de vis dans l’octroi des visas» déclenche «de violentes crises», la dénonciation de l’accord de 1968 aurait l’effet dévastateur d’une «bombe atomique», annonce le diplomate.
Et pour cause, dans un pays où le chômage, la corruption, les pénuries et l’immigration clandestine font rage, «ces visas sont un facteur de stabilité». Dans cette société algérienne «qui va mal», poursuit-il, composée à 70% de jeunes de moins de 30 ans avec «un avenir qui paraît bouché», les exutoires sont «la religion, le sport, la violence… et les visas!»
«La perspective de rejoindre la France fait office de soupape», résume l’ancien diplomate, qui, malgré le risque de «tempête diplomatique» entre les deux pays si l’accord de 1968 venait à être modifié, appelle le gouvernement français à ne plus hésiter.
A son sens, «ils font (…) une erreur d’analyse en pensant que les embrassades, la contrition et les tapes dans le dos permettront d’amadouer leurs homologues algériens, qui reviendraient à une position plus raisonnable». En effet, face à la France, «ceux qui tiennent le pouvoir à Alger ont été formés dans l’ex-URSS brejnévienne des années 1970, ils fonctionnent au rapport de force. Aujourd’hui, ils savent au fond que cet accord de 1968 n’a plus lieu d’être, et rient de notre naïveté.»
Et si ce risque était pris? Si l’accord était remis en question, que se passerait-il? Rappel de son ambassadeur à Paris, rupture éventuelle des relations diplomatiques, possibilité d’arrêt de délivrance des laissez-passer consulaires… Certes, la crise encourue entre les deux pays serait majeure, mais de l’avis de Xavier Driencourt, le risque en vaut la chandelle et il faut aujourd’hui braver cela «afin d’établir un rapport de force qui permette, lorsque les choses se calmeront, de redéfinir notre relation avec l’Algérie sur des bases plus saines, notamment sur la question migratoire, qui est l’un des aspects importants de notre relation».
Et de conclure qu’«il faut être lucide: il n’existe pas de manière apaisée d’atteindre cet objectif».