En naviguant hier soir dans les méandres du Net, je suis tombé par hasard sur un mini-reportage consacré à la dynamique de rattrapage technique et technologique opérée par la Russie à partir de 2022 sur le terrain des drones à usage militaire.
Car s’il est vrai qu’au début du conflit, l’Ukraine s’était démarquée par une supériorité sur ce terrain, les choses ont fondamentalement changé depuis un peu plus d’un an. Car entre-temps, la Russie a non seulement acquis des centaines de drones suicides iraniens de type Shahed, mais elle a aussi développé les siens, notamment le Lancet, une munition rôdeuse ultra-précise, qui mène la vie dure aux blindés et unités ukrainiens. Les Leopard allemands en savent quelque chose.
Mais ce que le reportage a mis en avant, c’est le fait que cette dynamique de rattrapage n’a pas été initiée uniquement par le ministère russe de la Défense, mais aussi par une mobilisation populaire, menée par des ingénieurs, des techniciens, des geeks et des citoyens de tous bords voulant aider leurs troupes sur le terrain. Ceux-ci ont créé des ateliers quasi artisanaux de fabrication de mini-drones destinés à des usages multiples allant de l’espionnage au transport de charges explosives. L’initiative a, bien entendu, été par la suite soutenue et chapeautée par le ministère de la Défense.
Aujourd’hui, ces ateliers répartis dans différentes villes de la Russie arrivent à fabriquer puis à livrer au front pas moins de 1.000 mini-drones par jour, soit au moins 30.000 par mois! Et 90% des composants utilisés dans le processus de fabrication sont d’origine russe.
Ces drones, comme le démontre le reportage, peuvent être utilisés comme des drones suicides contre les troupes ennemies en se faufilant, du fait de leur manœuvrabilité, jusqu’à l’intérieur des tranchées, comme des outils d’espionnage et de renseignement, ou enfin comme des auxiliaires de l’artillerie pour l’aider à corriger les tirs.
Sur un plan technique, avec 30.000 ou 60.000 de ces drones, il n’y a plus réellement besoin d’avoir des bataillons d’infanterie, sinon assis derrière les écrans pour guider ces appareils. D’ailleurs, c’est là que réside l’une des principales limites de cette dynamique, à savoir le nombre limité d’opérateurs capables de les manier avec dextérité et efficacité. À cet effet, des écoles de pilotage de drones militaires ont été créées et des centaines de jeunes, le plus souvent des passionnés de gaming, sont recrutés pour servir d’une manière certes atypique leur patrie. L’autre limite étant la portée des drones qui ne dépasse pas les 15 km.
Mais demain, avec le développement fulgurant de l’intelligence artificielle (IA), il n’est pas exclu qu’il n’y ait même plus besoin d’opérateurs.
Imaginez un essaim de 10.000 ou 20.000 de ces mini-drones, chargés chacun de 3 kilogrammes d’explosifs et guidés et coordonnés par une IA, désignant eux-mêmes leurs cibles selon des critères préétablis, fondre, de jour ou de nuit, sur une ville, une base militaire ou des bataillons ennemis. Aucun système de défense anti-aérien au monde n’y pourra quoi que ce soit. Déjà sur le plan économique, puisqu’un missile Patriot coûte à lui seul 4 millions de dollars. L’utiliser pour abattre un drone qui ne coûte pas plus de 2.000 ou 3.000 dollars n’est certainement pas l’opération financière la plus rentable. Sans parler du système en lui-même, qui coûte environ 400 millions de dollars et qui pourrait être neutralisé par des drones survivants. Ajoutons à cela la saturation des radars face à un tel essaim de drones. La seule alternative viable à la DCA classique, c’est le brouillage électronique. Et là encore, la R&D dans ce domaine, autant en Occident qu’en Russie, concernant les technologies de brouillage électronique mais aussi les contre-mesures, se développe à grand pas.
Ces ruptures technologiques et stratégiques majeures ne manqueront pas de rendre obsolètes bon nombre de doctrines militaires qu’il s’agit de réinventer. Et ce dont je parle, ce n’est pas le futur, mais le présent, voire même le passé récent, comme en témoigne la victoire fulgurante de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie en 2022. Une victoire due en grande partie à l’usage massif de drones par l’armée azérie. Si vous êtes intéressés par cet aspect doctrinal, je vous invite à lire ma chronique à ce sujet qui date d’il y a un peu plus d’un an.
Enfin, qu’en est-il du Maroc dans tout ça? Notre pays regorge de talents et de génies. Les moyens sont là pour développer des dynamiques de rattrapage similaires, et les menaces sont là aussi. D’autant plus que les connivences entre Alger et Téhéran font qu’il n’est pas du tout exclu que l’Algérie ait déjà acquis des centaines de drones suicides de type Shahed.
Certes, nous avons acquis quelques drones de très haute technologie qui tiennent en respect les miliciens du Polisario. Mais le débat se situe ailleurs, car le «game changer», c’est aussi la masse et la capacité de saturation des défenses ennemies. Car, comme l’explique Hegel, à un certain niveau, la quantité devient une qualité, ou du moins, agit qualitativement sur la nature d’une chose, à l’image de l’eau, qui, confrontée à une certaine quantité de chaleur, en l’occurrence 100°C, se transforme en vapeur.
Cependant, il ne suffit pas d’acquérir des armes ou des drones en quantité, puisqu’il faut avant tout les produire en toute souveraineté, car il en va de notre autonomie stratégique.
De même, avons-nous des bataillons de jeunes adultes capables de les manœuvrer dans une perspective militaire en conditions réelles?
La seule chose dont on est sûr aujourd’hui, c’est qu’il vous suffit de faire décoller un petit drone au fin fond d’un territoire désert pour vous faire immédiatement interpeller par un gendarme et voir votre drone définitivement confisqué.
La guerre de demain, que dis-je, d’aujourd’hui réclame de rompre avec certains réflexes sécuritaires d’un autre temps, en mettant en place un cadre légal moderne, permettant en même temps de démocratiser les drones au Maroc, tout en veillant à la sécurité des citoyens et au bon usage de ces appareils.
Car dans la techno-guerre et la techno-guérilla qui se profilent aujourd’hui, la frontière entre civils et soldats devient de plus en plus mince. Désormais, grâce à des moyens modestes, n’importe quel citoyen peut, si la situation l’exige, devenir un soldat 2.0 au service de sa patrie. En attendant ce jour, on se contentera de voir les autres réussir sur ce terrain en les regardant sur YouTube!