-«Ô Moulay Soultane, al-Alaoui!»
Ainsi scandaient les quatre hommes en chœur, montant crescendo sur le plan rythmique, exécutant des pas de plus en plus cadencés, tout en jouant avec leur derbouka, leurs crotales, leur tambour et tambourin.
L’explosion d’allégresse était palpable sur scène, face à un large public, assis sagement mais battant des mains, au diapason, en pleine transmission télévisuelle.
Quelle est donc cette chaîne qui rend musicalement et culturellement un si vibrant hommage au sultan alaouite?
-«Marocaine», dirions-nous de prime abord, comme de bien entendu!
Aussi surprenant que cela puisse paraître, surtout dans le contexte actuel, c’était plutôt en direct de la télévision algérienne depuis la région de Bechar.
Tout compte fait, à part l’étrangeté de la voir échapper aux mailles du contrôle et de la censure, cette reconnaissance spontanée des attaches au Royaume du Maroc n’a rien de bien surprenant.
Les documents d’Histoire retiennent la diversité des liens qui s’enchevêtrent à différentes échelles des deux côtés des frontières coloniales.
A titre d’exemple, à Igli, ksar stratégique commandant la route de l’oued Saoura, siégeait un représentant du sultan, jusqu’à l’occupation par les troupes françaises en 1901.
En 1892 avait été ainsi nommé le caïd Chadli, des Oulad ben Othmane, par le sultan Moulay Hassan, qui avait reçu une délégation des gens d’Igli et des Beni Goumi après la demande qu’il en avait fait à son émissaire al-Arbi al-Menaï.
Il faut dire que les liens sont bien plus anciens et autrement plus profonds qu’une seule autorité politique, aussi importante soit-elle.
Les habitants d’Igli étaient, à ce propos, composés d’une fraction des Glaoua dont tout le monde connaît le berceau dans les pentes septentrionales du Haut Atlas.
«Igli est du reste habité par une fraction des Glaoua, du pays de Merrakech, immigrée à une époque lointaine, fraction ayant gardé les qualités guerrières de sa tribu d’origine…», lit-on dans le Bulletin de la Société de géographie d’Alger et de l’Afrique du Nord datant de 1908.
«D’après une tradition locale, écrivait pour sa part, déjà en 1896, Henri de La Martinière, des gens originaires des Glaoua seraient venus, à une époque fort reculée, s’installer dans la région d’Igli».
«Au point de vue religieux, poursuit plus loin l’auteur, les gens d’Igli sont surtout serviteurs religieux d’Ouazzan».
Il s’agit-là d’une affiliation à la fameuse Dar Demana (Maison de la Garantie, de l’Inviolabilité), puissante zaouïa, fondée en 1670 à Ouazzan, sur les flancs du mont Bou Hellal, par Moulay Abd-Allah Chérif, issu du village de ses ancêtres à Tazrot, chez les Beni Arouss en pays Jbala.
Ses petits-fils Touhami et Tayyeb sont fondateurs eux-mêmes de prestigieuses confréries portant leur nom, contribuant à l’essor de la zaouïa-mère à l’intérieur et à l’extérieur d’Ouazzan, étendant leur autorité spirituelle à travers plusieurs filiales avec une influence significative dans les oasis du Touat.
Impossible de ne pas signaler à ce stade le poids en ces contrées d’autres zaouïas telles la Kerzaziya ou la Qandoussiya.
La première, noyau de l’oasis de Kerzaz, est bâtie au XVIe siècle, sur la rive gauche de l’oued Saoura, par Sidi Ahmed ben Moussa, natif de Fès d’une origine reliée aux Machichi-Alami, adepte des cheikhs Sidi Abd-Rahmane Sahli et de Sidi Ahmed Miliani et maître lui-même de Sidi Cheikh Smahi.
Le cheikh Ahmed ben Moussa, dit Moul-Kerzaz laisse par ailleurs son nom aux Moussaoua de l’Oriental qui s’y sont établis depuis le désert de Figuig et à un groupement, dit Douar Beni Kerzaz chez les Moualine al-Outa, au nord de l’atlantique plaine Chaouia.
Quant à la Zaouia Qendoussiya, elle doit sa fondation au cheikh Sidi Mhammed ben Abd-Rahmane ben Bouziane, né vers 1650 dans la vallée du Draâ, à partir de laquelle il avait pris son bâton de pèlerin en quête d’initiation et de savoir.
Son périple l’avait ainsi mené à Fès, à Sijilmassa, avant un arrêt sur le chemin du retour de la Mecque, à Qnadsa, dans le Haut-Guir, chez les Doui-Meniî.
Là, il établit sa zaouïa et dispensa son enseignement, transformant la petite bourgade en foyer spirituel et se faisant une réputation méritée de protecteur révéré des caravanes.
Sa postérité acquit à son tour une belle autorité, représentée notamment par son petit-fils, Sidi Mhammed ben Bouziane, dont le sanctuaire est renommé à l’extérieur d’Oujda.
Outre l’Oriental, leurs descendants sont connus par ailleurs à Fès, à titre d’exemple, sous les noms d’al-Qendoussi ou Ben Bouziane avec, entre autres personnalités familiales, le théologien Mohamed ben Qassem Qendoussi, inhumé en 1861 à l’extérieur de Bab Ftouh.
Après ces ébauches et quand il s’agit de retracer la subtilité des liens, il est impensable de ne pas revenir aux Doui-Menii depuis leur «taghriba » (marche vers l’ouest hilalienne) et surtout, depuis les temps, de leur nomadisation entre le Tafilalet et la vallée de la Saoura où leur fixation forcée fut imposée en 1958.
Ne dit-on pas que l’aïeul de la tribu, basé au début du règne mérinide dans le Tafilalet où il occupait la fonction de chef de la caravane du pèlerinage, avait servi de guide à l’ancêtre des sultans alaouites, Hassan ben Qassem, de son berceau au Hijaz et jusqu’à sa nouvelle demeure à Sijilmassa!
C’est ce qui expliquerait son surnom de Menaâ (le Protecteur) au destin lié au Alaouite auprès duquel il reposerait sous la même coupole à Grinfoud, alors qu’un moussem honore toujours la mémoire des deux hommes, animé par la danse et les chants populaires spécifiques, connus sous le nom de Houbi.
La légende vivace poursuit qu’une descendante du chef du convoi des pèlerins, appelée Oum Izar, avait épousé un Alaouite, donnant comme fruits de cette union, les Alaoui Abdellaoui qui laissent leur nom, sous une forme plurielle, au ksar des Abadla, aujourd’hui une commune de la wilaya de Béchar.
Plus tard, au XVIIe siècle, lorsque les Alaouites prirent le pouvoir en la personne de Moulay Rachid, les Doui Menii furent ses soutiens infaillibles, l’accompagnant dans ses mouvements de réunification du pays qui avait connu une période de troubles survenue lors de la mort du sultan saâdien al-Mansour et des divisions consécutives.
Les liens se poursuivirent durant tous les règnes suivants, notamment avec le sultan Moulay Abd-Allah qui, au XVIIIe siècle, avait amené de la région de Figuig et de Béchar un rameau du groupe Doui Meniî pour l’installer au nord-est de Fès, où il fut incorporé dans l’armée des Chraga.
Encore à la toute fin du XIXe siècle, précisément en 1899, dans un contexte d’agressivité conquérante française, Moulay Abd-el-Aziz nommait deux gouverneurs à la tête des Doui-Meniî, divisés en Oulad Belguiz et Oulad Bouânane, tout comme ses prédécesseurs procédaient à une organisation administrative et nommaient par dahirs royaux des caïds et des gouverneurs depuis le règne du sultan Moulay Ismaïl.
Et lorsque les autorités coloniales tentaient à tout prix d’incorporer les anciens nomades Doui-Meniî à leurs nouveaux territoires tracés de manière injuste et arbitraire, leur devise ancestrale restait immuable: «Notre père est le Guir; notre mère, le Tafilalet».