Le Goncourt de Kamel Daoud est une bonne nouvelle, parce que cela fait un moment que cet homme nous dit des choses importantes sur notre époque tourmentée et sur nos sociétés malades. Ses livres, et surtout ses chroniques, frappent là où ça fait mal. La parole de Daoud est nécessaire. Elle va dans des endroits pas beaux à voir, et que la plupart d’entre nous préfèrent d’ailleurs ne pas voir. C’est courageux.
Kamal Daoud est autant, sinon plus, intellectuel dans le sens organique du terme que romancier. On peut passer à côté de ses romans ou les aimer pour les idées et le propos qu’ils portent, sans plus. Ce qui est déjà beaucoup.
Le Goncourt vient donc légitimer tout cela, il donne une grande envergure à cette démarche, il garantit une plus grande diffusion encore de ces idées et de ces paroles. Et c’est une excellente nouvelle. Personnellement, je m’en réjouis.
Chaque Goncourt raconte une histoire. Et aucune histoire ne ressemble à l’autre. Avec son premier roman, déjà, «Meursault, contre-enquête», Daoud s’était emparé de l’un des grands mythes de la littérature francophone, «L’Étranger» d’Albert Camus, qu’il a totalement déconstruit et qu’il a prolongé, mais en reprenant l’histoire d’un autre point de vue, celui de l’Autre. C’est une idée brillante, qui ne pouvait que marquer les esprits. Elle rappelle, dans un autre registre, la démarche d’un Amin Maalouf, quand il avait écrit le magnifique «Les Croisades vues par les Arabes». Avec cette courageuse et nécessaire idée de confronter Occident et Orient, Nord et Sud, «Eux» et «Nous».
«Houris» aussi repose sur une idée forte: celle de raconter, de l’intérieur, en partant du ventre d’une femme enceinte, cette décennie noire algérienne. Le sujet est peut-être tabou en Algérie, pour des raisons qu’il n’est pas très important de commenter ici, mais il appartient à tous. Tout le monde a besoin de savoir et de comprendre ce qui s’est passé. Et si les autorités algériennes ne sont pas prêtes, tant pis pour elles.
À côté de ses livres, Kamel Daoud multiplie les sorties médiatiques. Il opine, il «pense», il se «mêle» de sujets clivants et il ne caresse pas dans le sens du poil. Cela lui vaut, parfois, de n’être compris et soutenu ni par «Nous», ni par les «Autres». C’est ce qui fait sa force aussi. C’est un éclaireur. Et, c’est bien connu, les éclaireurs n’apportent pas que des bonnes nouvelles. En plus de jouer leur peau à tous les coups…
«Les grandes récompenses vont aux livres et aux films qui ont une grande résonance contemporaine, qui “remuent” les grandes questions de notre époque, qui font avancer le curseur.»
On parle aujourd’hui d’un Goncourt politique, voire idéologique. C’est possible. Et alors, où est le mal? On le disait plus haut, chaque Goncourt raconte une histoire et renvoie à quelque chose qui n’appartient qu’à lui. Le «phénomène» n’est pas propre à la seule littérature, on le voit dans le cinéma aussi. Les grands prix ne récompensent pas que les meilleurs livres et films, dans leur dimension intrinsèque ou technique. Les grandes récompenses vont aux livres et aux films qui ont une grande résonance contemporaine, qui «remuent» les grandes questions de notre époque, qui font avancer le curseur…
Évidemment, beaucoup ne comprennent pas cela. Tant pis pour eux. On ne va blâmer personne.
Cela dit, remarquez que chaque fois qu’un Maghrébin (Tahar Ben Jelloun, Leila Slimani) ou un Oriental (Amin Maalouf) gagne le Goncourt, on nous ressort des arguments que la raison ne connaît point. Subitement, on oublie la littérature, l’art, l’intellect et jusqu’au talent, on laisse tout cela de côté. On ne voit rien de tout cela, comme si un voile nous en empêchait.
Alors on dénigre à tout-va. Le succès attire la haine, la rancœur. On parle facilement de trahison. Pourquoi donc? Parce que l’auteur expose la maladie de nos sociétés aux yeux des «Autres», il «Nous» fait mal en leur faisant plaisir à «Eux».
Notez au passage comment ce genre d’arguments renseigne davantage sur la maladie de nos sociétés, surtout dans leur rapport pathologique à l’Autre…
Il y a une forme de parano qui s’empare de nous devant le succès et la reconnaissance, surtout quand ils viennent de l’étranger. Et plus encore de ce qu’on appelle l’Occident.
Comme d’autres avant lui, Daoud passe pour l’Arabe de service. Comprenez: celui qui dit à l’Autre ce qu’il veut bien entendre, qui flatte sa bonne conscience, tout en trahissant les siens. C’est terrible d’en arriver là. C’est un aveuglement. Mais cela n’empêchera pas le monde de continuer d’avancer.
Et si «trahir» veut dire préserver son indépendance d’esprit, sa lucidité, et avoir le courage de ses opinions, le mieux à faire alors est de «trahir». Plus qu’un droit, c’est un devoir. C’est ce que Kamal Daoud aime à répéter. Et il a mille fois raison.