Un instant de grâce dans l’amphithéâtre

Fouad Laroui.

ChroniqueEn rentrant chez moi, je me disais que si nous avons des étudiantes capables de défier leur professeur parce qu’elles estiment qu’elles ont mieux compris que lui un texte ardu et qui traite de questions d’une grande subtilité, alors nous sommes sur la bonne voie.

Le 14/02/2024 à 11h02

Voici une histoire en deux épisodes qui donne une belle image d’une certaine jeunesse de notre pays.

Premier épisode: mardi dernier, je donne un cours d’épistémologie de trois heures au cours duquel j’examine avec des élèves-ingénieurs une célèbre controverse qui opposa les philosophes hellénisants au fameux Ghazali. L’affaire n’est pas simple. Il faut d’abord examiner certains aspects de la doctrine d’Aristote en ce qui concerne la définition du savoir et de la science (ce sont deux choses différentes). Il faut ensuite étudier comment nos falasifa ont utilisé cette définition pour interpréter certains textes sacrés. Enfin, il s’agit de comprendre pourquoi cela irrita grandement Ghazali, qui condamna ces imprudents, et comment Ibn Roshd vint à leur secours, bien plus tard, et les exonéra de tout péché. Le cours se passe très bien, les étudiants participent avec ardeur et puis on se sépare.

Le jeudi suivant, juste avant que le cours ne commence, une étudiante s’approche de moi et me demande si elle peut s’adresser à ses condisciples. Imaginant qu’il s’agit de leur proposer une excursion de week-end ou des activités sportives, ou quelque chose de ce genre, je lui réponds:

- Bien sûr, prends cinq minutes et je commencerai le cours ensuite. Qu’est-ce que tu as à leur dire?

C’est alors qu’elle me regarde droit dans les yeux et qu’elle me dit d’une voix ferme:

- Monsieur le professeur, je crois que vous avez fait une erreur mardi dernier. Vous n’avez pas exposé correctement la position d’Ibn Roshd sur la question de la connaissance. Et je vais le prouver.

Précision: elle a 19 ans.

Estomaqué, je vais m’installer dans les gradins de l’amphithéâtre, comme un étudiant attardé, pendant qu’elle ouvre son ordinateur portable, qu’elle le raccorde au système audio-visuel de la salle et qu’elle projette sur l’écran le texte arabe de Fasl al-Maqal. Et la voici qui se met à lire d’une voix assurée des passages qu’elle avait soulignés d’avance et qui, selon elle, signifient autre chose que ce que j’avais dit le mardi précédent.

Pour le coup, je propose à tous les étudiants que nous lisions tous ensemble le texte et que nous le commentions pour qu’eux-mêmes décident qui, de moi ou de l’étudiante, a raison. Au lieu de cinq minutes, c’est deux bonnes heures que nous passons à décortiquer le texte, allant de plus en plus dans la profondeur philosophique de la pensée d’Ibn Roshd. Tout le monde participe avec passion à la joute oratoire, il ne manque que des huissiers à chaîne et un président de séance pour que cela devienne une session animée du Parlement.

En fin de compte, les étudiants décident qu’il y a match nul -tout tourne autour de la différence de nature entre savoir humain et savoir divin-, c’est-à-dire que nous avons tous deux raison (pour les gens de bonne composition) ou tous deux tort (pour les esprits chagrins).

Et il se passe alors quelque chose d’inusuel: les étudiants applaudissent leur camarade, qui reprend son ordinateur et regagne sa place, et j’ose croire qu’une petite partie de l’ovation va au prof’ qui s’est défendu courageusement, comme la chèvre de monsieur Seguin.

En rentrant chez moi, dans le soir doux et odorant de Ben Guerir, je me disais que si nous avons des étudiantes capables de défier leur professeur parce qu’elles estiment qu’elles ont mieux compris que lui un texte ardu et qui traite de questions d’une grande subtilité, alors nous sommes sur la bonne voie.

À condition, bien sûr, que personne ne mette d’embûche sur leur chemin.

Par Fouad Laroui
Le 14/02/2024 à 11h02

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A 19 ans et se permettre d’aborder certains points dans le savoir d’Ibn Rochd, je pense ssi Laroui que c’est un peu fort ! A moins que le cours du français-philo portait sur l’ouvrage Fasl al Maqal d’Ibn Roch. Mais bon, peu importe la polémique !. Cependant espérer un jour avoir des étudiants qui osent, critiquent et défendent, par la tête (…), leur façon de voir, il faut le dire : ce n’est pas demain la veille. C’est un des sérieux problèmes de notre politique en matière d’éducation, que seule la bonne volonté, armée d’honnêteté et de courage pourrait un jour résoudre. Aussi merci à vous d’avoir évoqué ses deux grands hommes du savoir.

This doesn't imply correctness or incorrectness but highlights the thoroughness of their analysis and the strength of their interpretation. Therefore, given this premise, there should be neither a winner nor a loser, leaving the readers to make their own conclusions. You must be enjoying your classes immensely!

Interesting column! The debate's resolution as a draw presents a logically sound outcome, underscoring the intelligence of your students and yourself. It's crucial to remember that you're delving into epistemology here, exploring the conflict between Hellenizing philosophers and the renowned, albeit controversial, Al-Ghazali, as well as the philosophers' interpretations of sacred texts, all while attempting to grasp Ibn-Rushd's stance on the nature of knowledge while defending them! In my view, only Ibn-Rushd himself can truly elucidate his thoughts and intentions behind his writings. Anyone attempting to interpret such texts should begin by elucidating the context of their assumptions before delving into speculations about the text's intended message. (TBC)

Excellent commentary.

Je vous felicite, donnez lui d'emblée 15 sur 20 pour encourager les autres à faire de même. Al-Ghazali a traité dans un de ses livres du doute dubito cartesien comme un moyen du savoir "Isagogè" Ibn rochd lui a expliqué toute la philosophie grecque au palais Al-Mohade à Marrakech. Une étude de la pensée des deux imminents hommes serait un bon sujet pour une thèse.

C'est ce que nous souhaitions tous ,du fin fond de nos cœurs, nos jeunes marocains doivent étudier plus que leurs professeurs et vérifier plus toutes idées et philosophies enseignées aux universités d'autant plus qu'aujourd'hui ils ont plus de moyens et supports pour chercher et se documenter des sources de l'information. Nos jeunes sont dotés de l'intelligence nécessaire mais il faut juste les outillés de la méthodologie d'une recherche objective et scientifique . Bon courage à nos professeurs !

Monsieur Laroui, vous avez parlé de match nul décidé par les étudiants, soit, mais le mérite vous revient d’abord à vous, d’avoir accepté sportivement ce débat, qui vous honore particulièrement et honore l’enseignement supérieur Marocain et notre jeunesse, la jeune étudiante a également beaucoup de mérite d’avoir eu l’intelligence de lancer cette discussion philosophique de haut niveau. Merci de nous avoir entretenu au sujet de ce moment épique je dirais, qui nous a mis nous autres ex étudiants dans l’ambiance immanente des amphithéâtres, c’était une heureuse et exigeante partie de notre vie d’étudiants et de notre vie tout court.

Hélas les embûches sont de tailles ! "Que philosopher c'est apprendre à mourir" nous a t'on suggèré...mais je préfère croire que c'est apprendre à "fermer sa gueule "

Si tous les professeurs et tous les étudiants avaient l'audace que vous avez tous les deux, le Maroc serait autre. Je vous salue bien bas cher Maître.

« Qui a cessé d’apprendre doit cesser d’enseigner » Voltaire Chapeau bat professeur !!

Que du bonheur et du plaisir, la relève est assurée.

Salam alaikoum. Bravo à vous et à vos étudiants. Vous avez beaucoup de chance de vivre ce moment parce que c'est un pur plaisir. Plaisir intellectuel d'avoir un débat civilisé autour de sujet philosophique et plaisir de voir une jeunesse pleine d'énergie et de détermination. De la part d'un professeur et d'un marocain BESSEHHA.

Voilà comment peut-on réussir la transmission du savoir! Chapeau bas professeur.

Bravo à vos étudiants ! Croyez-moi qu'ils vont ainsi vous pousser à réveiller certains neurones endormis par la force des choses (médiocrité et baisse de niveau général) ... Il n'y a pas plus démoralisant pour 1 Professeur que d'avoir l'impression de parler à des murs ! C'est malheureusement très souvent le cas maintenant dans l'enseignement public ! Mais dans les années 80- 90 les Profs étaient bien secoués par la réactivité des étudiants ! J'en suis témoin ! Merci

Rien à dire de plus. Bravo professeur Laroui. Que certaines personnes qui occupent des postes “à pouvoirs” en prennent de la graine.

La manière scelle le sort de l'intention. Des fois l'intention est louable mais la manière laisse à désirer. Dans tous les cas pas beaucoup d'enseignants auraient agi de la sorte

Très bel article avec une belle présentation de l'évènement. Une des observations que j'ai pu faire lors de ma transition Maroc/Canada a été le contraste dans la perception des actes. Une étudiante vocale, capable de s'exprimer et de défendre sa position serait célébrée au Canada. On considère cela comme du courage voire même une responsabilité de critique. La critique est constructive, on y voit une occasion de faire mieux... Au Maroc, ayant été moi-même plutôt vocale, j'ai souvent été considéré comme "wa9i7a". Je suis heureuse de voir que les choses semblent évoluer et qu'un jour cette jeune fille et ses semblables feront évoluer les mentalités.

Quelle belle anecdote! J’en ai eu les larmes aux yeux.

Bjr professeur! Enseigner c'est apprendre deux fois.Chose que,malheureusement,bcp de profs ne comprennent pas.Car pour continuer à enseigner,il faut soi-même continuer à apprendre.Bcp d'enseignants,et sutout universitaires,deviennent les meilleurs étudiants de leur amphi.Et si jamais ils ont face à eux une étudiante comme la vőtre,c'est la catastrophe car ils ne sauront plus quoi faire ou bien il en cuira à la pauvre étudiante. A travers vos écrits,livres,chroniques,articles,conférences,interviews,etc...,vous montrez que vous êtes un bon prof et accepter de débattre avec votre étudiante montre une grandeur d'esprit empreinte d'une grande humilité.Merci pour votre énième leçon,merci à vos lecteurs et au 360.ma.Salut à tous.

A chaque fois vous levez la barre plus haut.

Un grand chokrane,à vous,pour ce récit donnant de l'espoir envers la relève du Royaume...,et sans pour autant entrer dans les subtilités du sujet en question qui m'échappent je l'avoue aisément.. Bref,je retiens votre humilité non feinte en retransmission de ce récit en question.. Et puis ? C'est un réel plaisir de lire vos écrits dans la fluidité de votre pensée..., même si apparemment sa fiabilité -de la pensée- peut-être remise en question par une de vos élèves,invitée à prendre la relève, pour un mieux être sociétal en cohésion nationale.. Au plaisir de vous relire.

Je crois que c’est Hegel qui aurait dit, à peu près ça: Un bon professeur est celui qui fait de ses étudiants des disciples différents de lui. Maintenant, il nous reste à savoir combien de professeurs sont capables d’admettre que leurs étudiants les contredisent ? Bien sûr, avec arguments à l’appui. Car, les polycopiés et l’apprentissage par cœur sont souvent sources d’abrutissement…

J'admire ce grand esprit ouvert qu'est le professeur Fouad Laroui. D'autres professeurs, dans une telle situation, se seraient soumis à leur égo et auraient cherché à sanctionner cette brave étudiante. Bravo professeur Laroui!

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