Le retour de Youssef, le narrateur, dans les lieux de son enfance à Hay Essalam, à Salé, pour vendre le petit appartement que sa mère lui a laissé en mourant, déclenche une déferlante de souvenirs enfouis. C’est dans ce contexte qu’il apprend la mort de son premier amour, Najib, le oueld nass homosexuel devenu narcotrafiquant, un événement qui le plonge dans une mélancolie abyssale. Salé se transforme alors pour Youssef en un lieu d’errance mémorielle, chargé de silences complices, de violences tues et des souvenirs de ses étranges six sœurs, d’une mère possessive et cruelle, ainsi que du quartier chaud où il a enchaîné des aventures avec des hommes hypocrites.
La ville devient un réceptacle de ses émotions, oscillant entre amour et haine. Dans un élan d’affection, il écrit: «Salé, l’incendie permanent. Salé qui tue. Salé sans cœur. Mon Salé que j’aime malgré tout. Malgré moi. Fort. Si fort. Salé dans le sang. Dans la peau. Dans les entrailles. Âme de mon âme». Ces mots résonnent avec une intensité poignante, révélant la complexité de son lien avec cette ville qui, tout en étant le théâtre de sa souffrance, est aussi le lieu de ses racines. Salé incarne ainsi un paradoxe: elle est à la fois source de douleur et d’attachement, un espace où le passé et le présent se heurtent, où les souvenirs se mêlent à l’identité, façonnant un héritage qui le hante et le définit.
Un voyage intérieur pour une rédemption
Au cœur de ce roman, le protagoniste s’engage dans une quête profonde pour comprendre son identité et sa place au sein de la société marocaine. Son voyage devient alors un prétexte pour régler ses comptes avec ses sœurs, qu’il décrit avec une acuité saisissante: «Mes sœurs savaient pour moi. Elles savaient les horreurs et les viols qu’on me faisait subir dès que je mettais les pieds hors de la maison. Elles ne faisaient rien pour me protéger, non, rien. Mais, au moins, elles ne me jugeaient pas. Elles étaient avec moi dans cette chose: l’homosexualité. J’étais leur homosexuel, à mes sœurs. Étrange. Bizarre. Drôle. Efféminé».
Ces mots résonnent comme un cri de désespoir mêlé à une reconnaissance troublante de son statut. Le protagoniste navigue entre la douleur et l’acceptation, cherchant un espace où il peut être authentique sans craindre le jugement. Cette ambivalence souligne la complexité de ses relations familiales, où l’amour côtoie la douleur, et où l’acceptation se mêle à l’angoisse. Ainsi, sa quête n’est pas seulement celle de soi, mais aussi un besoin urgent de rétablir des liens, de comprendre le silence complice de ses sœurs face à ses souffrances, de trouver une forme de réconciliation avec un passé marqué par la violence et l’indifférence.
La violence, restituée de manière brute et immédiate, se mêle à l’affection que Youssef porte envers sa famille, une tension qu’il interroge comme un leitmotiv tout au long de son livre-confession: «Faut-il leur pardonner?» Cette quête de pardon, qu’il considère comme une nécessité, doit se concrétiser, car «il est temps de laver nos cœurs, de les purifier. Essayer, du moins.» Cette aspiration à la miséricorde, qu’il peine à exprimer envers les siens depuis deux décennies, le consume et le transforme en un personnage errant dans l’existence, pris dans un tourbillon de regrets et de désespoir.
La confrontation du narrateur avec les ombres de son passé devient alors un processus cathartique, lui permettant d’affronter ses démons intérieurs. Ce face-à-face avec ses souvenirs lui permet de faire jaillir une matière littéraire riche, nourrie par des refoulés douloureux où se mêlent des fragments biographiques réels et des hallucinations poétiques. Dans cette alchimie, Youssef découvre que l’écriture peut devenir un espace de réconciliation, une voie pour rétablir le lien avec son histoire et, peut-être, un moyen de retrouver la paix intérieure.
Thèmes de la sexualité et de l’exil
Un des aspects les plus marquants de ce «Bastion des larmes» est l’exploration de l’homosexualité, dans un contexte culturel souvent hostile et répressif. Abdellah Taïa est un militant de cette cause, et fut le premier écrivain au Maroc, avec l’auteur mystérieux Rachid O., à aborder dans les années 2000 ce sujet avec honnêteté, ne craignant pas d’exposer la douleur qui l’accompagne. Il écrit, par exemple: «Aimer un homme dans ce pays est un acte de révolte».
L’exil, tant physique qu’émotionnel, constitue un autre thème central du roman. Le protagoniste se retrouve souvent tiraillé entre son attachement au Maroc et la nécessité de fuir un milieu qui ne l’accepte pas. Cette lutte interne crée un sentiment d’aliénation qui se manifeste à travers ses interactions et ses souvenirs. Taïa dépeint cette séparation chez son héros Youssef avec une mélancolie poignante: «Les sœurs ouvrent leurs bras, tendent leurs mains. On s’embrasse tous, fort. On pleure tous, fort. Et on se dit au revoir. Les trois jours sont passés si vite. À présent, chacun doit retourner à sa vie, ailleurs, à sa solitude, à son no man’s land».
Douleur de la séparation, mais également précarité des relations humaines, dans un no man’s land, zone d’incertitude et de désespoir, un espace où chacun se retrouve isolé, malgré les liens humains. Cette dynamique complexe entre le besoin d’appartenance et la réalité de l’exil crée un tableau de la condition humaine, profondément universelle et personnelle.
La douleur et l’espoir à Borj Adoumoue
Le titre de ce roman évoque la forteresse qui entoure la médina de Salé: Borj Adoumoue (Bastion des larmes), baptisé ainsi en 1260 après un événement tragique de l’histoire de la ville. Ce jour-là, 37 navires de guerre espagnols prirent par surprise la ville du Bouregreg, le jour de Aïd Al Fitr. Ils s’adonnèrent à un massacre cruel, capturant un grand nombre de ses habitants. Ceux qui restèrent à Salé attendirent des années leur improbable retour, laissant derrière eux des souvenirs douloureux et une absence pesante.
Youssef, le protagoniste, s’identifie profondément à cette légende, qui devient une parabole de son propre déchirement d’exilé: «L’histoire de la ville de Salé sera désormais marquée par cet événement. Par ce rituel. Par ce face-à-face quotidien avec l’absence. Un monologue quotidien devant la mer. Les Slaouis hagards, un peu fous, qui arpentent la plage, qui se parlent entre eux, qui se consolent et se séparent». À travers cette introspection, il illustre la manière dont la mémoire collective façonne l’identité individuelle, rendant chaque habitant porteur d’un héritage de douleur et de résilience. Cette double réalité -celle d’une forteresse érigée contre les attaques extérieures et celle d’un cœur meurtri par la séparation- imprègne le récit où la douleur est une part intégrante de l’identité de ses personnages. À la fin du roman, Abdellah Taïa laisse suggérer que même au sein de la douleur, il existe des espaces de lumière. La quête de soi est un chemin parsemé d’obstacles, mais aussi de découvertes.
Tout juste couronné du prix de la Langue française pour l’ensemble de son œuvre, Abdellah Taïa est en lice, avec ce dernier roman, dans de nombreux prix littéraires (Prix Goncourt, prix Médicis et prix Décembre). Son œuvre reste une contribution essentielle à la littérature contemporaine marocaine et à la compréhension des défis auxquels font face ceux qui vivent en marge de la société.
«Le bastion des larmes», d’Abdellah Taïa. 224 pages. Éditions Julliard, 2024. Prix public: 125 DH.