Billet littéraire KS. Ep 30. «Urushi», d’Aki Shimazaki, ou l’art de réparer les âmes brisées

L'écrivaine japonaise Aki Shimazaki.

«Urushi», le dernier roman d’Aki Shimazaki, sublime les thèmes intemporels de l’amour interdit, des liens familiaux complexes et de l’impossibilité de certaines histoires de s’écrire, les enveloppant d’une sensibilité poétique et d’une profondeur émotionnelle unique. Le récit nous plonge dans le monde fascinant de Suzuko Niré, une jeune fille de quinze ans vivant à Tottori, au Japon.

Le 13/12/2024 à 10h00

Aki Shimazaki dresse le portrait d’une famille japonaise moderne recomposée, où les non-dits et les secrets familiaux ajoutent une tension latente à l’apparente quiétude du monde. Le roman lève le voile sur l’univers de Suzuko Niré, une adolescente de quinze ans vivant dans la préfecture de Tottori. Son lien avec son demi-frère Tôru, de onze ans son aîné, occupe le cœur de l’histoire. L’admiration qu’elle lui voue dépasse rapidement les frontières de l’amour fraternel, teintant le récit d’un érotisme prohibé. «Je tiens à vivre tout près de Tôru, ou même avec lui s’il accepte (…) J’aime beaucoup mon frère. Je veux devenir sa femme», confie la narratrice.

L’initiation amoureuse de Suzuko Niré débute à travers un arbre, l’urushi, qui donne son nom au roman. Ses feuilles rouges, cette année-là, signalent un automne précoce et deviennent le premier symbole d’une transformation chez la jeune fille: «Nous sommes à la mi-octobre (…) Parmi les arbustes se dresse très haut un urushi. Les feuilles sont déjà toutes rouges, beaucoup plus tôt que l’année dernière. Leur couleur vive me frappe.» S’installe dès lors une ambiance douce-amère, rythmée par des souvenirs à la fois heureux et lourds. L’envie et la jalousie se mêlent à une obsession croissante pour Tôru, surtout lorsqu’elle le voit entouré d’autres femmes.

Un voyage pour se retrouver

Suzuko entreprend alors un voyage à Nagoya pour rendre visite à Tôru, sans prévenir ses parents. Ce périple, à la fois audacieux et inconscient, révèle sa soif de liberté et d’épanouissement: «Je voulais absolument le voir. Cette idée m’obsédait, au point de mentir à mes parents.» Shimazaki capte le contraste entre l’excitation du voyage et l’anxiété du mensonge. L’adolescente se sent transportée dans un rêve lorsqu’elle explore la grande ville aux côtés de Tôru. Mais ce voyage expose les limites de cet amour désespérant, laissant entrevoir les premières fissures dans son idéalisation de Tôru: «Nous étions, mes parents, Tôru et moi, tous les quatre, des morceaux de familles brisées.»

Suzuko finit par avouer à Tôru l’amour qu’elle lui porte, dans une scène à la fois poignante et libératrice. «Je t’aime plus que tout au monde, mais pas comme une sœur», dira la narratrice. Face à cette déclaration, Tôru réagit avec douceur, mais fermeté, rappelant la distance infranchissable qui les sépare: «Suzuko, tu es encore jeune. Tu comprendras avec le temps.»

Ce moment marque un tournant décisif pour Suzuko, qui commence à accepter la réalité de leur relation. L’auteure excelle à rendre palpable l’ambivalence des émotions adolescentes: «L’urushi, malgré sa toxicité, crée quelque chose de beau et durable.» La narration nous montre une héroïne tiraillée entre un désir inconscient et le poids des conventions sociales. L’image des «morceaux brisés» préfigure la signification du kintsugi. Suzuko, en tant que membre d’une famille recomposée, lutte pour réassembler les fragments de son identité.

Le kintsugi comme sublimation de l’âme humaine

L’art japonais ancestral du kintsugi (jointure en or) devient une allégorie centrale du roman. Il consiste à réparer des objets en céramique brisés, et notamment des porcelaines humaines, en soulignant leurs fissures avec de la laque saupoudrée de poudre d’or. Plutôt que de masquer les imperfections ou les considérer comme des défauts, le kintsugi les met en valeur, transformant l’objet endommagé en une œuvre unique et précieuse.

«Ce n’est pas une simple réparation. Il s’agit d’une création, d’un art», explique la jeune narratrice du roman. Suzuko voit dans cet art une manière de réparer ses propres blessures intérieures. L’oiseau blessé qu’elle recueille renvoie à cette quête de reconstruction: «Je murmure: tu es un jeune moineau blessé... moi, je suis une adolescente égarée. Peut-être que réparer cet oiseau, c’est aussi me réparer moi-même.» Le kintsugi est bien plus qu’une simple technique de réparation: il reflète une profonde philosophie esthétique et spirituelle qui valorise la beauté de l’imperfection, de l’éphémère et de l’inachevé. Selon cette vision, les fissures et les brisures d’un objet ne sont pas des échecs à dissimuler, mais des étapes de son histoire à célébrer. Cette pratique apprend aussi la résilience et la transformation. En réparant l’objet avec de l’or, le kintsugi enseigne que les blessures et les fractures, qu’elles soient physiques ou émotionnelles, peuvent devenir des sources de force et de beauté. Ainsi, un objet réparé avec le kintsugi n’est pas seulement restauré: il est sublimé.

L’art comme métamorphose

Les tensions augmentent alors que Suzuko tente de trouver sa place dans un cadre familial brisé, qu’elle veut réparer coûte que coûte, mais comment? Si la littérature est une forme de thérapie que la narratrice emprunte pour se confronter à un traumatisme de l’enfance, c’est davantage dans les traditions du Japon millénaire qu’elle trouve sa rédemption: «J’ai envie d’apprendre cet art. Cela me semble être une méditation», confie Suzuko sur le kintsugi, dans sa quête de trouver un apaisement intérieur. Une image de la réconciliation qui fait écho aux liens familiaux remis en question par l’amour «criminel» qu’elle éprouve pour son beau-frère. Une réflexion profonde qui transcende l’acte physique pour atteindre le divin.

Aki Shimazaki signe avec «Urushi» un roman subtil et intimiste de 144 pages, dans un Japon effervescent, mais toujours accroché à ses traditions. Ce récit a la particularité d’être écrit au présent, rapprochant les lecteurs des actions des personnages. En explorant les thèmes de la fragilité et de la réparation, Aki Shimazaki nous rappelle que les épreuves de la vie, bien que dures et toxiques, peuvent donner naissance à une beauté durable. Une lecture essentielle pour quiconque cherche à comprendre les complexités de l’âme humaine. L’écrivaine explore les conséquences de la dépendance émotionnelle.

Aki Shimazaki s’est imposée sur la scène littéraire grâce à son écriture minimaliste et poétique. Elle est notamment célèbre pour ses deux cycles romanesques: «Le poids des secrets» (5 romans se déroulant dans le Japon d’avant et après la Seconde Guerre mondiale), et le cycle «Au cœur du Yamato» (également composé de cinq romans, sur des personnages marginaux évoluant dans la société contemporaine japonaise).

«Urushi», d’Aki Shimazaki, 144 pages. Éditions Actes Sud, 2024. Prix public: 156 DH.

Par Karim Serraj
Le 13/12/2024 à 10h00