Billet littéraire KS. Ep 38. «Tout le bruit du Guéliz», de Ruben Barrouk, ou le retour aux sources d’un juif marocain

L'écrivain français Ruben Barrouk. AFP or licensors

Alors que Paulette, doyenne d’une famille juive restée à Marrakech, est perturbée par un bruit inexplicable dans sa maison, sa descendance revient de France pour l’aider à découvrir l’origine mystérieuse de ce son. La réunion familiale se transforme en une immersion dans l’histoire séfarade et l’héritage judéomarocain. Telle est la trame de «Tout le bruit du Guéliz», roman autobiographique du jeune écrivain français Ruben Barrouk.

Le 14/02/2025 à 10h08

Dans son premier roman autobiographique, intitulé «Tout le bruit du Guéliz», Ruben Barrouk, né en 1997 à Paris, retrace son retour en 2022 sur les traces de sa famille séfarade à Marrakech, où réside sa grand-mère. Le récit s’articule autour d’un mystérieux bruit qui hante la vieille dame, incitant sa fille et son petit-fils à quitter Paris pour rentrer au Maroc et mener l’enquête. Au-delà de cette quête, l’auteur explore les thèmes de l’exode, des traditions et des liens familiaux, offrant une réflexion profonde sur les origines perdues et la mémoire collective.

Le bruit dans la nuit

Paulette, la grand-mère du narrateur, vit à Marrakech, enracinée depuis plusieurs générations dans cette ville de «chant de cigales». Pourtant, toute sa famille juive a quitté le Maroc au fil des années, partant chercher de nouvelles vies sous d’autres cieux. Paulette, elle, est restée. Elle est le dernier pilier d’un monde qui semble s’effacer peu à peu, une gardienne des souvenirs et des traditions de la communauté séfarade. Un soir, un événement vient troubler cette quiétude. Paulette entend un bruit étrange, insistant, qui trouble le silence de sa maison: «Il n’y avait pas de raison de quitter le Guéliz. Il n’y avait que ce bruit, cet insupportable bruit avec lequel elle s’était promis d’en finir.»

Ce n’est pas un bruit familier, comme celui du vent dans les palmiers ou des cloches lointaines de la Koutoubia. Non, ce son est différent, presque imperceptible, mais suffisamment présent pour l’empêcher de dormir. Un murmure persistant, un écho venu d’ailleurs. Est-ce son imagination? Un effet de l’âge? Inquiète, Paulette appelle sa fille et son petit-fils, qui vivent désormais en France, et leur demande de venir écouter le bruit. Pour le narrateur, c’est le début d’une aventure mémorielle étonnante, remontant le temps judaïque de sa famille installée à Marrakech: «Ma mère -sa fille- et moi n’étions pas retournés au Guéliz depuis dix ans. Ma grand-mère avait pris l’habitude de venir nous voir en France. Elle aimait ça, et nous aussi, car sa venue était toujours un heureux événement. Nous étions en 2022, j’avais vingt-quatre ans et nous retournions donc au Maroc pour entendre ce bruit

L’hypothèse des acouphènes

Ce bruit, mystérieux, doit être stoppé. Il devient épais dans le récit au fur et à mesure que le narrateur (re)découvre les lieux de ses ancêtres. Il «fallait comprendre sa provenance» et «le faire taire», prévoit le petit-fils durant son voyage. Il envisage d’abord une maladie qui «entame la raison» de sa grand-mère et expliquerait le bruit. La famille réunie autour de Paulette penche pour des acouphènes, ces bourdonnements ou sifflements que l’on entend sans source extérieure. Mais cette dernière rejette fermement l’idée.

L’une des tantes du narrateur, Sabrina, plus terre-à-terre, explore une autre piste: les voisins. Et si le bruit venait d’eux? Une machine en marche, une télévision laissée allumée ou un animal de compagnie trop bruyant? Une fausse piste encore… qui épaissit davantage le mystère! On va jusqu’à imaginer que Paulette simule le phénomène pour attirer l’attention de ses enfants et petits-enfants sur elle. Plus les jours passent, plus le narrateur est persuadé qu’il s’agit d’un signe.

Une quête plus profonde

Venue de France «les bras chargés d’hypothèses» pragmatiques et rationnelles, sa famille se rend compte «que la vérité finalement s’était logée ailleurs». Peu à peu, cette recherche devient bien plus qu’une simple enquête sur un bruit mystérieux. C’est une plongée dans l’histoire de Paulette, dans ses souvenirs, dans son attachement viscéral à Marrakech. Le narrateur devient le témoin privilégié de retrouvailles émouvantes avec le passé et les pratiques religieuses de sa famille. Son récit nous entraîne dans une quête à la fois personnelle et collective, où les souvenirs, les traditions et les lieux sacrés se mêlent pour raconter une histoire qui dépasse les générations. Paulette raconte à son petit-fils les veillées d’autrefois, quand elle était enfant. Elle se souvient des contes que sa mère lui murmurait à l’ombre des orangers, de la voix des ancêtres qui résonnait dans les prières du soir. Le bruit, peut-être, est-il le symbole de quelque chose de plus profond: un appel du passé, une mémoire qui refuse de se taire, ou même une présence invisible qui veille sur elle. Paulette, elle, commence à apprivoiser ce son, à l’accepter comme un écho des jours enfuis. Il ne s’agit plus d’un mystère à résoudre, mais d’un dialogue intime avec le temps.

Le quartier du Mellah, ancien cœur de la communauté juive de Marrakech, est le point de départ de cette exploration. Autrefois animé par une vie communautaire riche et vibrante, le Mellah est aujourd’hui un lieu empreint de nostalgie, où les échos du passé résonnent encore dans les ruelles étroites et les maisons aux balcons de bois sculpté.

Chaque pierre, chaque porte semble murmurer une histoire, et le narrateur ressent un profond sentiment d’appartenance à ce patrimoine. Il se promène dans ces rues, guidé par les récits de sa grand-mère. Il imagine les marchands dans les souks, les enfants jouant devant les synagogues, et les femmes préparant les plats traditionnels pour le Shabbat.

La mère du narrateur n’est pas en reste, car ce voyage au Maroc va réanimer en elle des sentiments diffus. Elle profite de ce séjour pour se déplacer dans les montagnes et «honorer les lieux saints» du Haut Atlas, où reposent les saints juifs marocains, ces figures vénérées qui ont marqué l’histoire de sa famille et la spiritualité de la communauté.

Elle s’arrête aussi, dans le cimetière juif de Marrakech (qu’on appelle dans la famille «quartier des morts»), devant certaines tombes, lisant à voix basse les noms et les dates, comme pour faire revivre un instant ceux qui ont jadis marché dans ces mêmes rues.

La résolution

Finalement, derrière l’origine du bruit, la famille trouve une forme de paix. Peut-être que ce bruit n’est rien d’autre qu’un murmure du passé, un souffle de la ville qui l’a vue grandir, un battement secret de Marrakech qui refuse de disparaître. Quand la fille et le petit-fils repartent pour la France, ils emportent avec eux quelque chose de précieux: la certitude que Paulette appartient à un monde qui ne s’effacera jamais vraiment. Cette histoire autobiographique, dédiée à Paulette, est un hommage à ceux qui restent, à ceux qui gardent vivantes les mémoires et les traditions, même lorsque le monde autour d’eux change. C’est une exploration de la solitude, de la famille, et des mystères qui nous habitent, parfois sans que nous puissions les expliquer.

Ce premier roman de 224 pages, remarquablement écrit, renoue avec le fil des racines et d’une histoire familiale dispersée aux quatre coins du monde. Ruben Barrouk finira par déclarer que «son identité judaïque est ancrée dans le Maroc». Pour la grand-mère du narrateur, le bruit énigmatique est aussi une façon de transmettre à son petit-fils l’importance de la mémoire et de la tradition, et de tous ceux qui ont contribué à façonner son identité.

«Tout le bruit du Guéliz», de Ruben Barrouk, 224 pages. Éditions Albin Michel, 2024. Prix public: 275 DH.

Par Karim Serraj
Le 14/02/2025 à 10h08

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