Passeport diplomatique algérien: un sésame pour l’impunité et le blanchiment d’argent

Karim Serraj.

ChroniqueD’un instrument de coopération à un outil de prédation, le passeport diplomatique algérien illustre la dérive du pouvoir en place. Le passeport diplomatique algérien est devenu un outil stratégique pour transférer discrètement les biens mal acquis de la nomenklatura vers la France. Des centaines de millions d’euros en biens immobiliers, des comptes bancaires opaques et des sociétés-écrans fleurissent aussi grâce à ce document.

Le 02/03/2025 à 11h59

Réservé aux diplomates dans la plupart des pays, le passeport diplomatique en Algérie est aujourd’hui l’un des symboles de la corruption d’État en Algérie. Depuis des décennies, le passeport diplomatique algérien n’a plus grand-chose de «diplomatique». Détourné de son usage officiel, il est attribué massivement aux élites du régime, facilitant l’installation en France, permettant d’échapper aux contrôles et d’assurer la fuite des capitaux. Loin d’un outil de coopération, il est devenu un privilège clanique au service du pillage.

Les «élus» cooptés dans le Système militaro-mafieux reçoivent un passeport diplomatique comme cadeau d’accueil, promotion ou récompense. Ils sont dès lors des privilégiés qui appartiennent à une caste à part en Algérie, détenteurs d’un Sésame infaillible qui ouvre la porte du bonheur. Ils peuvent aller et venir, enjamber la rive sans visa aucun, et franchir les frontières françaises sans entrave, sans jamais être fouillés à la douane, comme si l’on se déplaçait simplement à l’intérieur d’un même pays.

S’il permet à sa nomenklatura d’envoyer ses enfants dans les écoles françaises et de se soigner dans les meilleures cliniques, le passeport diplomatique algérien a surtout permis depuis des décennies la fuite massive des capitaux. Tandis qu’elles dénonçaient publiquement la France, les élites de la république «socialiste» et «populaire» algérienne plaçaient stratégiquement leur argent, leurs familles et leur avenir dans les havres de sécurité français. L’exfiltration rapide de ces fonds sans être inquiété par la douane française a transformé la France en une sorte de paradis fiscal pour le «Système». Une destination de blanchiment d’argent à travers l’immobilier, des comptes bancaires insoupçonnables et des sociétés-écrans, qui leur a permis de préparer une sortie en cas d’effondrement du régime. Jusqu’ici les autorités françaises ont été peu regardantes sur les origines de l’argent algérien— détourné des ressources de l’État, issu de pots-de-vin militaires, de la corruption et de la rente pétrolière— et qui n’a jamais été destiné au peuple algérien. Certains barons du régime possèdent en France des actifs valant des centaines de millions d’euros, et ce n’est qu’une partie de leur fortune. Ils détiennent des biens immobiliers notamment dans les beaux quartiers à l’ouest de Paris, sur la Côte d’Azur (Nice, Cannes) et en région lyonnaise. Ces acquisitions sont souvent faites sous les noms de proches (épouses, enfants, frères, etc.)

Combien sont-ils? Pour se faire une idée exacte de la liste algérienne des détenteurs de passeport diplomatique, voyons ce qu’il en est d’abord de celle de la France. Paris réserve ce document officiel à 6 hauts responsables de l’État (le président, le premier ministre, les 4 présidents du Conseil constitutionnel, du Sénat, de l’Assemblée nationale et du CESE), et aux ministres du gouvernement et secrétaires d’État. Il faut ajouter à cette liste les diplomates, les agents du ministère des Affaires étrangères et les représentants permanents de la France auprès des organisations internationales. Le passeport diplomatique français est délivré le temps du mandat et ne peut bénéficier aux conjoints et aux enfants qu’à condition que le titulaire soit en poste à l’étranger.

En Algérie, la liste des heureux estampillés «diplomatique» est insondable, et le nombre des bénéficiaires exponentiel depuis des décennies. Certaines sources évoquent plusieurs milliers de titulaires, dont la majorité n’a aucun rôle diplomatique ou de coopération avec la France. Le pic historique a été atteint en 2012 par le président Abdelaziz Bouteflika qui va élargir de manière rocambolesque la liste des titulaires de ce passeport aux ex-cadres de l’État, civils et militaires, et le promulguer à vie, et inclure d’étranges nouveaux bénéficiaires tels les frères, les cousins et les oncles (Décret présidentiel n° 12-319 du Bulletin officiel algérien n° 47, 29 août 2012). En plus bien sûr des parents du détenteur du passeport diplomatique, ses épouses, ses enfants, du jamais vu dans les relations diplomatiques entre les pays. C’est l’époque de la grande gabegie avec Bouteflika et l’argent coule à flots, ayant besoin de main forte et de courroies supplémentaires.

Quant aux fonctions officielles récompensées par le «Système», la liste est éloquente. Florilège des intrus: le directeur de cabinet de la présidence, le secrétaire général, le secrétaire général du gouvernement, les conseillers du président de la république, le secrétaire permanent du Haut conseil de sécurité, le directeur général du protocole, tous les directeurs des services de sécurité (sécurité intérieure, sécurité extérieure et la sécurité présidentielle) ainsi que le directeur général de la communication de la Mouradia.

Et encore: le président du Conseil de la nation, le président de l’APN, le président de la Cour constitutionnelle, le premier président de la Cour suprême, le président du Conseil d’État, le procureur général près la Cour suprême, le commissaire d’État près le Conseil d’État, le président de la Cour des comptes, le gouverneur de la Banque d’Algérie, le directeur général de la Sûreté nationale, le médiateur de la République et même, tenez-vous bien, le recteur de la Grande mosquée d’Alger!

Sans oublier des centaines de barons de l’armée: le chef d’état-major de l’ANP, les généraux d’Armée et généraux de corps d’Armée, le secrétaire général du MDN, les commandants des forces, les commandants de la Garde républicaine, de la Gendarmerie nationale et des Régions militaires, le directeur central de la Sécurité de l’armée et le directeur des relations extérieures et de la coopération.

Sous l’ère Tebboune, le décret 23-201 du 1er juin 2023 a empiré la situation et rallongé la liste des détenteurs du passeport diplomatique. Des centaines d’autres personnes la rejoignent après la forgerie de la mention «Passeport diplomatique à titre honorifique», ou «pour avoir occupé par le passé de hautes fonctions», précise le Bulletin officiel, qui sera délivré également «aux membres de leur famille». Il s’agit de personnalités à la retraite. Toutes les fonctions évoquées plus haut, sans exception, sont concernées. La liste comprend de nouveaux entrants dont le rôle en Algérie remonte à la guerre de l’indépendance. Il s’agit de tous les membres du Conseil national de la révolution algérienne, les membres de l’état-major de l’ALN et des chefs des wilayas historiques qui y figurent désormais.

Enfin, en Algérie, il existe le passeport diplomatique qui peut être délivré par le président à la personne de son choix et pour une durée laissée à sa discrétion.

Tout ce beau monde est donc «diplomate».

Par Karim Serraj
Le 02/03/2025 à 11h59

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