«Pendant l’automne 1879, je reçus de la Société Africaine d’Allemagne la mission d’entreprendre un voyage au Maroc, de façon à contribuer, autant que possible, à la connaissance approfondie de la chaine de l’Atlas» (p.9, préface). Ainsi commence le récit de deux ans de voyage du docteur austro-hongrois Oskar Lenz («Timbouctou: voyage au Maroc, au Sahara et au Soudan», 2 tomes, 1886-1887, Bibliothèque Joseph-Simon Galliéni) qui le fera sillonner tout le territoire marocain jusqu’à Tindouf et Touat, puis sans jamais quitter l’Empire jusqu’en Afrique occidentale. Il part muni d’un sauf-conduit chérifien du Sultan Moulay Hassan 1er (Voir galerie photos): «Nous ordonnons à tous nos amils (gouverneurs, NDLR), ainsi qu’à toutes les personnes qui sont sous nos ordres, à nous l’élu de Dieu, et qui verront cette lettre, de faire accompagner son porteur, le savant allemand, par des gens appropriés à son but; de l’aider et de le protéger, aussi longtemps qu’il voyagera dans leurs districts pour rassembler les plantes dont il a besoin (…) de le traiter avec tous les égards convenables pendant son voyage dans leur territoire.» (p.8).
Oskar Lenz va produire une carte géographique, dûment documentée, que nous publions aujourd’hui du territoire marocain qu’il va traverser avec son laissez-passer, de Tanger à Touat à l’est où vivent des chérifs (chourfas marocains) dit l’auteur, et au sud-ouest du Grand Erg (aujourd’hui algérien à cause de son annexion par l’Algérie française) jusqu’à Tombouctou à travers le désert «occidental». Au-delà du Mali, l’influence de l’Empire du Maroc se déploie à l’époque dans l’ancien Soudan et au Sénégal. À cette Route de Lenz (1880), il convient de rajouter la première route connue par les Européens qui traverse le Maroc jusqu’au Mali, la Route de René Caillié (1827) (voir diapos) qui va de Tanger à Touat et descend en ligne droite jusqu’à Tombouctou, avant de bifurquer à l’Ouest jusqu’à l’actuelle Guinée.
Les informations de Lenz se révèlent de première importance, sur Tanger, Tétouan et la région d’Andjira (Anjra), les femmes du Rif, Chefchaouen région qu’il contemple émerveillé, la résidence du Sultan Moulay Hassan à Fès, et jusqu’aux réseaux de distribution de l’eau qui forcent l’admiration: «L’oued el-Fez est partagé entre différents canaux avant d’avoir atteint la ville, et ces canaux se divisent à leur tour en des milliers de petites conduites qui circulent au milieu des maisons. Tous les jardins et tous les édifices sont munis de ces conduites d’eau naturelles. Il y a peu de villes aussi bien pourvues à cet égard que Fez» (p.143-144). Un autre compatriote d’Oskar Lenz, l’écrivain et peintre Ludwig Pietsch écrira en 1878 à propos de son voyage à Fès: «Ce qui fait le charme particulier et l’avantage de cette maison (maison qu’il occupe à Fès, NDLR), la masse d’eau courante, est également celui de la ville tout entière: avantage qu’elle a sur tant d’autres capitales du monde, à l’exception de Rome (et aujourd’hui de Vienne)» (cité par Lenz, p.144).
Le géologue poursuit son voyage consacrant des chapitres à Salé, Rabat, Marrakech, Taroudant, le Souss avec un souci méticuleux de description. Il est toujours reçu par les gouverneurs, se livrant à chaque fois à des commentaires sur un Maroc qu’il juge moderne, prospère, souverain et ancré dans son histoire millénaire. Il décrit avec humour les ingéniosités des habitants et des administrateurs dans la gestion des biens communs. Puis, commence pour lui l’itinéraire dans le Sahara occidental bien plus intéressant pour l’historiographie. Avec ses guides, «le chérif Mouley Mouhamed, du Tafilalet ainsi que le jeune chérif Mouley Achmid, de Marrakech» (p.5, tome 2) Oskar Lenz arrive à Icht, Akka. «À partir de ce point, nous quittons la direction sud prise jusque-là» (p.9) pour pénétrer dans le Sahara occidental, souligne-t-il. La caravane atteint la «ville de Foum el-Hossan, bien située et bien entretenue ; elle est nommée aussi Tizgui Ida Selam ou Aït-Selam (…) De jolis jardins de palmiers entourés de murs m’attiraient, et j’y aurais volontiers fait dresser les tentes, mais on décida que j’habiterais, dans la ville même, une maison du cheikh Ali, le gouverneur» (p.9). Il dira de son hôte: «c’était un homme de haute taille, nerveux, ayant à peine cinquante ans, à la barbe grise et aux yeux largement ouverts, pleins de franchise; il était extrêmement sobre de gestes et presque avare de paroles; tous portaient un respect illimité à cette figure sympathique» (p.14). La ville marocaine de Fam el-Hisn est proche d’Assa et Zag sanctuarisés par l’armée des FAR en 1980 après l’écrasement des incursions algéro-polisariennes. Elle se trouve à 142 kilomètres de Tindouf. Cette route perdue de nos jours permettait à «la grande caravane de Timbouctou, Kafla el-Kebir, d’aller chaque année de Tendouf au Soudan» (p.21).
«Itinéraire à Timbouktou» par le Oscar Lenz, 1880. La 2ème route figurant sur cette carte est la «Route de Caillié», 1827.
Un témoignage attentif de cet universitaire, qui occupera la chaire de géographie de l’Université de Prague à son retour du Maroc, atteste de la marocanité du Sahara: «Ces oasis se divisent du nord au sud en cinq provinces (…) Tout le groupe des oasis appartient nominalement au sultanat du Maroc, aussi bien que le Touat (…) Le sultan y envoie, il est vrai, de temps en temps, un fonctionnaire, qui habite dans le district central de Ternetta (…) Il existe aussi dans ces oasis une population arabe dont une grande partie appartient à des familles de chourafa, de même qu’au Tafilalet ils font avec Timbouctou et le Soudan un commerce qui n’est pas sans importance» (pp.26-27).
Après Tindouf, le périple d’Oskar Lenz mène à Araouan (ou Arawan), un petit village dans la partie malienne du Sahara, à environ 260 kilomètres de Tombouctou. Dans ce village situé sur la Route de l’Empire du Maroc (rebaptisée on l’aura compris «Route de Lenz» en Europe) «se bifurquent les grandes routes de caravanes de Tendouf et du Tafilalet» (p.51) servant autrefois d’entrepôt au Maroc. L’auteur dira: «je considère la route du Maroc par Tendouf comme une des meilleures pour aller à Timbouctou; elle vaut mieux même que celle du Touat» (p.88). Le gouverneur d’Araouan est un Marocain: «Le chérif d’Araouan, Sidi Amhamid Bel Harib, vieillard de quatre-vingt-deux ans, jouissait dans cette ville de la plus grande influence (…) Araouan est le point d’eau le plus riche de tout le Sahara occidental» (p.90). Le commerce y est prospère, bien que la ville soit délaissée, constate l’auteur. C’est surtout un point de convergence civilisationnel: «Il arrive ici, surtout au moment des caravanes, des gens de tous les pays, même du Sénégal: par suite on y trouve déjà une foule de produits du Soudan: par exemple, les moutons sans laine dont j’ai parlé, la noix de kola, la noix de terre arachide, etc.» (p.94)
Enfin, ce voyage conduit «à l’empire du Sonrhay (Mali) conquis par les Marocains» (p.148), à Tombouctou, «où les négociants arrivant de Fez ou en général du Maroc, et surtout la famille des Rami, dont j’ai parlé, ont élevé une nouvelle grande mosquée» (p.150). Dans cette ville prospère, les grandes maisons ont «une cour très vaste où se trouve une grande tour de forme carrée comme au Maroc» (p.150). Les habitants de Tombouctou ont parfois «le teint aussi clair que les Maures de Fez et de Marrakech» (p.153). Tombouctou est décrite comme une ville où règne le savoir musulman et les écoles coraniques introduites par le Maroc. La mosquée du Maroc abrite une bibliothèque de manuscrits que découvre l’universitaire avec une joie incomplète, frustré de ne point savoir lire l’arabe.
Le voyage d’Oskar Lenz dans la zone spoliée (Tindouf, Touat) et la zone que veut chaparder aujourd’hui l’Algérie (Azza-Zag, Boujdour, Es-Semara, Laâyoune, jusqu’à l’Atlantique) est sans équivoque. Ce témoignage est clair et arrêté sur le Sahara occidental qui se présente comme un continuum politique, économique et social cohérent de l’Empire du Maroc. Ces régions représentent à ce moment-là des routes économiques vitales vers l’Afrique. Le Maroc ne pouvait aucunement les laisser Terra nullius, «Territoire de personne» ou «Terre inhabitée», argument juridique bizarre utilisé par l’Algérie française pour les spolier. Un empire qui a eu le temps de créer à travers cette route saharienne «occidentale» des liens familiaux et civilisationnels, et des synergies commerciales et culturelles.