Les actes administratifs et fiscaux du Maroc sur le Sahara «oriental» tels que documentés par les archives de Touât (1792-1860)

Karim Serraj.

ChroniqueLes archives de Touât, traduites et publiées en France en 1926, constituent une mine d’informations sur la présence du Maroc dans le Sahara «oriental». Ces documents officiels de première main offrent un aperçu inégalé de l’administration de la région par le gouvernement marocain. Dans cette chronique, nous explorerons les archives de trois sultans Alaouites successifs: Moulay Slimane ben Mohammed, Moulay Abderrahmane ben Hicham et Sidi Mohammed ben Abderrahmane.

Le 22/09/2024 à 11h02

À la proclamation de Moulay Slimane ben Mohammed sultan impérial en 1792, il s’engagea immédiatement à consolider son pouvoir en lançant un règne marqué par de nombreuses initiatives et réalisations dans la vaste région du Touât. Conscient de l’importance stratégique des frontières orientales, il entreprit d’assurer ainsi son autorité sur un territoire clé de l’empire. Selon les archives locales, «le Touât lui obéit dès le premier jour» (p.101), note l’historien A.-G.-P. Martin («Quatre siècles d’histoire marocaine: au Sahara de 1504 à 1902, au Maroc de 1894 à 1912, d’après archives et documentations indigènes», 1926, publié aux Éditions F. Alcan (Paris).

Moulay Slimane restaure l’ordre à Timmi en y nommant de nouveaux gouverneurs

À Timmi, le caïd Ali, fils de Djilali-Saffar, régnait en tant que représentant du sultan chérifien depuis plusieurs années. Pour renforcer son emprise, il avait installé des lieutenants marocains loyaux à Timimoun et Aïn-Salah, assurant ainsi une administration solide dans ces régions de la plus haute importance. Ce «gouverneur refit la vérification du recensement des eaux et aussi la répartition de l’âchour; il remania les circonscriptions de difa» (p.102). Cependant, un problème persistant entachait son mandat: des razzias épisodiques continuaient à semer le trouble. Ces incursions imprévues prenaient de court le gouvernement local et compromettaient la sécurité du commerce caravanier, essentiel à la prospérité de la région. L’ouvrage de Martin relate en détail la dernière razzia survenue à Timmi, qui eut lieu entre avril et mai 1796. Cet acte de pillage marqua un point de non-retour, incitant le sultan Moulay Slimane à réagir avec détermination. «Berabich se vit razzier tous ses chameaux par le cheikh Ben Khedda (des Oulad-Ahmed en Timmi)», le sultan du Maroc «envoya du Tafilelt le caïd Hammou Ech-Cherradi pour faire restituer les chameaux razziés et s’emparer de la personne du ravisseur» (p.108). En réponse à cette attaque audacieuse, le Maroc lança une opération coup-de-poing visant à rétablir l’ordre et à rendre justice. L’intervention énergique du sultan envoyait un message clair à ceux qui oseraient défier l’autorité chérifienne, démontrant sa volonté de protéger ses territoires et d’assurer la sécurité des routes commerciales vitales.

Deux mois plus tard, le sultan Moulay Slimane prit une décision pour affirmer son contrôle sur la région. Il procéda à la nomination d’un nouveau gouverneur, le caïd M’hammed ben El-Hadj El-Abbès, choisi pour sa loyauté et sa capacité à rétablir l’ordre. Afin de marquer ce tournant, il adressa une lettre solennelle aux habitants du Touât, les informant de ce changement crucial. Dans cette missive, le sultan souligne l’importance de l’unité et de la stabilité, rappelant à ses sujets leur devoir de fidélité envers l’autorité chérifienne, tout en réitérant sa détermination à protéger les intérêts de la région: «À nos serviteurs les gens du Touât, aux notables et aux kebar d’entre les Chorfa, les gens du peuple et les Merabtines. Ensuite, nous plaçons à votre tête notre serviteur, le caïd M’hammed ben El-Hadj El-Abbès, et nous le chargeons de vos affaires. Nous lui prescrivons, par la puissance de Dieu, de tenir compte de votre situation précaire, et nous ordonnons à notre cousin, le cadhi Moulaï-Hachem ben Moulaï-Ahmed et au taleb Amor de renseigner notre Personne chérifienne et de se tenir d’accord avec le nouveau caïd. Que Dieu vous rende heureux par lui et lui par vous! Salam alikoum. Ainsi ordonné le premier jour de moharrem 1211 (7 juillet 1796).» (p.106)

«Le dénombrement des Chorfa âlouyites du Touât en 1797»

Le sultan Moulay Slimane décida en 1797 de procéder à un recensement minutieux des habitants d’origine Alaouite dans la région du Touât. Considérant ces populations comme ses «cousins» (p.112), il tenait à renforcer les liens de parenté et de loyauté qui les unissaient à la dynastie régnante. Ce recensement révéla que ces descendants Alaouites étaient au nombre de 8.088 âmes. Les archives reproduites par Martin offrent un aperçu précieux en dressant la liste exhaustive de ces familles dans le Touât. Voici les trois premières lignes du recensement (voir recensement général dans la galerie photos): «La population se montait, pour les Chorfa, en hommes, femmes et enfants, aux chiffres suivants: Chorfa de Tit, 56 personnes; Chorfa d’Aoulef, 616 personnes; Chorfa de Sali, 2.018 personnes (…)», etc. Ce décompte méticuleux témoigne d’un effort systématique pour documenter la population et ses liens avec la dynastie. La liste des archives du Touât se prolonge, énumérant la totalité des habitants de naissance chérifienne.

Trois ans après le recensement, en 1800, Moulay Slimane rédigea une lettre officielle destinée aux populations de la province de Touât, annonçant une réorganisation significative de l’administration locale. Dans cette missive, il ne manqua pas de condamner les injustices perpétrées par le gouverneur, soulignant l’engagement chérifien à restaurer l’équité et la justice. Il ordonna aux oasis du Sahara de désigner des représentants locaux pour accompagner ses émissaires dans la gestion des affaires administratives. Cette initiative visait à renforcer la participation citoyenne, à établir des alliances avec des chefs locaux et à promouvoir des initiatives de développement: «À nos serviteurs du pays de Touât. Apprenez que nous destituons votre gouverneur (âmel) Mhammed ben El-Hadj El-Abbès; nous lui retirons le commandement du pays à cause de tout ce qui est revenu de ses iniquités, de ses exactions et de ses mauvais procédés envers les pauvres gens (…) Nous décidons de vous envoyer seulement chaque année celui que vous demanderez d’entre nos secrétaires, et dont nous connaitrons la sollicitude pour nos sujets: quand il arrivera chez vous, vous lui adjoindrez une assemblée de personnes intègres, pieuses et à l’abri du besoin, et tous ensemble ils opéreront la perception des impositions de la zekat et l’âchour (…) Telle devra être votre règle de conduite, et que Dieu vous soit en aide! Salam alikoum. Du 22 safar 1215 (5 juillet 1800)» (p.118).

16 jours plus tard, une deuxième missive du sultan est adressée cette fois-ci aux populations de Gourara: «Nous désignons des amines que nous chargeons de veiller à ce que les gens se conduisent bien, et de défendre ce qui est prohibé (…) Quand ils porteront témoignage contre une injustice ou une mauvaise action, nous agirons contre son auteur en conséquence (…) Salam alikoum. Du 28 safar 1215 (21 juillet 1800).» (p.118)

«Les impositions du Timmi en 1808»

Comme ses prédécesseurs, Moulay Slimane appliqua une politique fiscale rigoureuse dans le Touât. Dans son ouvrage, Martin fournit une analyse détaillée de l’imposition de la ville de Timmi en 1808. «Le taux de l’impôt sur les eaux est de 10 metkals pour 100 kirat, ou bien de 5 metkals de la frappe chérifienne de 1210 (1795).» (p.122). Ainsi, la ville de Timmi a payé un total cette année-là de 14.648 kira pour les eaux, 223 zeguen pour l’orge, 267 charges pour les dattes et 141 charges pour la paille.

Selon les calculs d’A.-G.-P. Martin, «le Timmi paya donc, en 1808, une valeur approximative de 6.000 francs de notre monnaie, dont seul l’impôt sur les eaux en espèces soit environ 3.000 francs» (p.124). Cet extrait met en lumière les taux d’imposition appliqués et les efforts déployés pour assurer une collecte équitable et efficace des taxes, tout en tenant compte des difficultés rencontrées par les habitants.

«Le départ au Pèlerinage des gens des Oasis est soumis à l’autorité chérifienne»

En 1815, un grand nombre de gens s’était réuni dans les villes de la province de Touât pour partir en pèlerinage. Les préparatifs terminés, la caravane s’apprêtait à se mettre en route lorsqu’arrivèrent des lettres du Maroc «prescrivant de remettre à plus tard le voyage, sur ordre du Sultan Moulaï-Slimane, qui avait décidé de défendre le Pèlerinage cette année-là» (p.127). La raison de cette décision n’est pas précisée par les archives. Très contrariés, «les pèlerins se séparèrent et regagnèrent leurs contrées respectives» (p.127). Cette interdiction sera levée deux ans plus tard, «en 1817, des lettres arrivèrent de l’Emir El-Moumenine Moulana Slimane», précisent les archives, «autorisant le départ aux Lieux Saints; les Pèlerins se réunirent et se mirent en route par Abou-Ali et le Tidikelt» (p.127).

Avènement de Moulay Abderrahmane et ses actions dans le Sahara «oriental»

Le sultan Moulay Slimane décéda en 1822 après un long règne de 30 ans. Son décès marqua la fin d’une ère et l’avènement d’un nouveau chapitre pour le Maroc. C’est alors que Moulay Abderrahmane ben Hicham accéda au trône, régnant de 1822 à 1859.

Dès son accession au pouvoir, le nouveau sultan s’attela à rallier les populations du Touât à son règne, une région cruciale du pays, en leur ordonnant de reconnaître son autorité. Pour officialiser cette demande et établir un lien direct avec les habitants du Touât, Moulay Abderrahmane rédigea une lettre chérifienne, un document empreint de solennité et de respect.

Dans cette lettre, il appelait les notables et les chefs de tribus à lui prêter allégeance, soulignant l’importance de l’unité nationale et de la loyauté envers le sultan:

«À nos serviteurs fidèles, à tous les habitants du Gourara, du Touât, du Tidikelt, et aux Arabes de l’Ahnet. Salam alikoum. Dieu -qu’il soit exalté!- s’est réservé la durée et l’éternité (…) Et Dieu a daigné reporter sa succession sur Nous, et nous donner la souveraineté et le soin de veiller sur ses serviteurs (…) Ainsi vous recevrez nos messagers, remettez-leur l’acte constatant que vous reconnaissez notre autorité, acte qui est obligatoire pour que vous puissiez prendre place au milieu de la réunion des Musulmans (…) Puis remettez à nos serviteurs ce que vous aurez recueilli parmi vous comme âchour et impôt sur les eaux (…) Du 10 rebiâ 1er 1239 (15 novembre 1823).» (p.133)

Cette lettre chérifienne, qui témoigne de la volonté du sultan de gouverner avec sagesse et autorité, est un exemple frappant de la manière dont les souverains marocains ont historiquement gouverné. Ces échanges administratifs entre le pouvoir et les différentes régions et provinces de l’empire sont des actes politiques empreints de légitimité juridique.

Des habitants d’Oran sollicitent la protection du sultan face à la menace des Turcs

En 1825, alors que les exactions des Turcs se faisaient de plus en plus pressantes sur Tlemcen et Oran (cinq ans avant la prise d’Alger par la France), des tribus oranaises décidèrent d’envoyer des représentants auprès d’un fonctionnaire de Moulay Abderrahmane à Tlemcen. Leur objectif était de solliciter une protection chérifienne contre ces abus et d’obtenir l’autorisation de s’installer dans les oasis de Touât. La lettre qui suit est rédigée par le représentant de Moulay Abderrahmane à Tlemcen et est adressée aux caïds de la province de Touât. Voici l’essentiel: «Les Oulad Ben-Abdeljebbar partent d’Oran pour se rendre dans votre province: respectez-les, honorez-les et accueillez-les au milieu de vous, car ils sont d’entre les notables des Arabes d’Angad. Ils ne vous veulent aucun mal, ils fuient seulement le bey Boucha.» (p.133) Cet événement témoigne de l’autorité marocaine sur la frontière Nord-Est quelques années avant le traité inique de Maghnia (1845).

Le sultan confirme l’exonération d’impôt déjà accordée aux Oasis

En janvier 1830, le monarque marocain écrit à tous les habitants de Touât et de Gourara, qu’il dit être «une partie intégrante de notre peuple fortuné, et parmi ceux qui se dévouent à notre service chérifien» (p.148). En reconnaissance de leur fidélité, Moulay Abderrahmane prend la décision de suspendre la perception des impôts dans la province du Sahara cette année-là, «en n’exigeant pas votre zekat ni votre âchour» et en demandant de remettre l’argent qui lui revenait «aux pauvres et aux faibles», de les employer «à l’entretien de vos mosquées» (p.149). Cette mesure vise à honorer leur loyauté et à soutenir les habitants de cette région.

Trois ans plus tard, en 1833, une autre lettre chérifienne expédiée aux «Chorfa du Touât» exonéra «de contributions et de toutes les charges publiques» (p.153) la région, dont l’économie n’est pas au plus fort depuis quelques années: «C’est pour cela que nous vous avons exemptés de contributions et de toutes les charges publiques, et même si nous avons à vous envoyer des messagers ou des courriers, ceux-ci auront, par notre ordre, reçu du trésor public tout ce qui leur sera nécessaire pour leurs frais de route, aller et retour, afin qu’ils n’aient rien à se faire fournir dans votre région; vous nous revaudrez cela par vos prières efficaces.» (p.154)

Avènement de Sidi Mohammed ben Abderrahmane

En 1859, le sultan Sidi Mohammed ben Abderrahmane (Mohammed IV) accède au pouvoir (règne de 1859 à 1873) et s’empresse d’écrire aux gens du Touât. Il leur adresse plusieurs courriers, dont une ordonnance d’exemption d’imposition datant de 1862. Il dira en substance: «Nous vous considérons d’un œil bienveillant, et selon qu’en avait décidé notre Père Abderrahmane -que Dieu purifie son âme!- nous vous faisons remise de votre âchour (…) Quand vous aurez besoin de quelque chose, adressez-vous à notre fils Moulaï-Rachid, qui est notre Lieutenant dans le Sahara, et à l’autorité duquel vous ressortissez (…) Du 10 rebiâ 2 1279 (5 octobre 1862)» (p.177)

Enfin, citons en conclusion une énième action du sultan Mohammed IV pour les habitants des frontières du Sud oriental, datant de l’an 1862. Il s’agit d’un don pécuniaire pour les enfants, «distribué à raison de 1 dirhem par tête, selon la volonté de l’Émir» (p.177). A.-G.-P. Martin fait le décompte précis de: «Soit un total de 5.856 enfants qui, cette année-là, à un dirhem par tête, se partagèrent environ 600 metkals représentant le cadeau chérifien.» (p.180)

On le voit, alors que la fin du 19ème siècle se profile à l’horizon, les sultans successifs du Maroc, et ce durant quatre siècles, ont toujours considéré la consolidation de l’unité territoriale comme une priorité absolue. Cette préoccupation pour l’intégrité du Royaume s’est manifestée à travers diverses politiques et stratégies visant à maintenir la cohésion entre les différentes régions et tribus. Tout au long de cette période, les sultans ont mis en place des institutions administratives et judiciaires qui ont contribué à renforcer le lien entre le pouvoir central et les populations locales. À l’aube du 20ème siècle, alors que les ambitions coloniales des puissances européennes vont se faire de plus en plus pressantes, l’unité territoriale prenait une importance cruciale. Cette quête d’unité, ancrée dans la tradition et l’histoire, continuera d’influencer le destin du Maroc dans les décennies qui suivront.

Par Karim Serraj
Le 22/09/2024 à 11h02