Les frontières Est du Maroc telles que documentées par les archives militaires de l’Algérie française

Karim Serraj.

En 1900, tout le territoire saharien perpendiculaire à Oran est considéré comme marocain par l’Algérie française. Des documents militaires classés jadis «Secret Défense» retracent l’histoire de cette spoliation appelée «démembrement de l’Empire du Maroc» dans les études des Renseignements français d’Algérie, projet dont semble avoir hérité le FLN.

Le 23/06/2024 à 11h00

Dans ces archives de l’Algérie française, je vais m’effacer et laisser parler les sources. La carte militaire de 1848 que je présente aujourd’hui, avec une seconde carte afférente publiée en 1783 juxtaposée à Google maps (Voir galerie photos), trace les horizons au 18ème et 19ème siècle de la frontière Nord-Est du Maroc jusqu’à Oran incluse, et indique au Sud-Est un méridien jusqu’en Afrique comprenant tout le Sahara marocain spolié en 1900 par l’Algérie française. La carte contenant une note manuscrite de l’armée, à lire absolument sur les limites du Maroc, rend compte selon son intitulé des «tribus qui sont comptées comme faisant partie de l’Empire du Maroc» (Archives dépôt général de la guerre –Paris). Un trait frontalier entêté presque droit, longitudinal d’Oran à Tidikelt (très précisément jusqu’à l’oasis de Timoulaf), dans la grande région du Touat où l’on produit l’une des meilleures dattes du monde, «algérienne» dit-on! Une zone bien marocaine déjà évoquée par mon collègue Bernard Lugan à travers une correspondance du maréchal Hubert Lyautey, mais nous irons plus loin dans cette chronique.

Voici comment est comparé en 1891 le Maroc à l’Algérie par un député français de Tlemcen, espion à ses heures perdues: «Que l’on compare un instant l’Algérie au Maroc, ce second pays est certes de par la nature bien supérieur au premier, d’un tiers plus vaste, presque tout en Tell, magnifiquement arrosé, il est d’autre part habité par une population au moins trois fois supérieure à celle de l’Algérie» (p.222, «Touat, Sahara et Soudan: étude géographique, politique, économique et militaire», Camille Sabatier, BNF). Selon cette source, le Maroc en ce moment-là possède un territoire 33% plus grand que l’Algérie. Ce «tiers plus vaste» selon ce député va être occupé militairement après que la France a acquis «la certitude de l’inaction du Maroc» et que ce cambriolage aura «un retentissement salutaire dans tout le Sahara et le Soudan (…), le Maroc se bornerait à la protestation platonique qu’il ne peut pas ne pas faire (…) l’intervention dans le Touat ne provoquera aucun soulèvement au Maroc» (pp.112-113), dit-il.

La frontière marocaine avant 1900 «est donc la route nécessaire du Soudan, route d’ailleurs singulièrement facile, développée en ligne droite et la plus courte qui se puisse concevoir de la Méditerranée au pays des Noirs» (p.66). Le Maroc ne formulera «aucune protestation» (p.115) s’il est dépossédé du «Sud oranais» sillonné, précise-t-il, par les tribus qui lui ont fait allégeance: «la djemaâ de Timimoun s’adressa au Sultan de Fès pour le bien disposer en sa faveur, et s’assurer son secours au cas où nous attaquerons l’oasis» (p.115).

Diplomatiquement, Camille Sabatier s’inquiète pour «l’Italie qui trouvera probablement dans l’événement l’occasion de manifester pour le Maroc la plus grande sollicitude» (p.117). Sur les protestations espagnoles: «À la vérité, s’il est de tout le Maroc une région dont son ambition (l’Espagne) soit prête à faire bon marché, c’est assurément le Touat et le Gourara (…) L’Espagne étant rassurée au sujet de nos intentions sur le reste de l’empire marocain, nous nous mettrions en marche sur le Touat, cette puissance serait la première à déconseiller au Maroc toute lutte armée contre nous» (p.118). Et encore: «Croit-on que le sultan Chérifien veuille tout risquer pour un pays duquel (…) il est chef religieux de ces contrées, il répondra à notre intervention armée par quelques protestations» (p.118). Ce livre décrit la stature internationale du Sultan du Maroc considéré avec celui de Constantinople comme l’homme fort de l’Islam en Occident, «un chef puissant, un politique considérable» écrit Sabatier, en qui les pays en «Afrique placent toute leur confiance»: «Le sultan de Constantinople et le Sultan de Fès, voilà en qui les ennemis des chrétiens, en Afrique, placent toute leur confiance. (…) le sentiment populaire: c’est que le sultan du Maroc nous arrête dans notre marche vers l’intérieur de l’Afrique. Veut-on avoir le sentiment bien autrement autorisé d’un chef puissant, d’un politique considérable, celui-là même qui protégea Barth à Tinboktou, Cheik el Balay?» (p.121)

Ajoutons cette anecdote racontée par l’auteur sur ces régions du Touat de nos jours algériennes et qui sont avant 1900 marocaines: «Des chrétiens étaient venus offrir, de la part de leur grand chef d’Alger, de magnifiques cadeaux au cheik du Touat, pour qu’il facilitât l’entrée de cette oasis au commerce des Européens, mais le cheik, ne voulant pas s’engager sans avoir pris l’avis du Maroc, envoya prévenir le Shérif (le Sultan du Maroc) qui leur défendit de ne rien accepter et de ne rien conclure» (p.121). Enfin dans ce livre de chevet de l’Algérie française utilisé pour convaincre Paris de procéder au démembrement du Maroc, le braquage de Touat est associé à «l’effondrement du prestige marocain (…), car la question du Touat se rattache d’une façon intime à la question même de notre influence dans le Soudan. Pour pénétrer dans ce pays, le Touat n’est pas seulement une étape obligée, il est encore un moyen, un indispensable instrument.» (p.122)

Dans un deuxième livre publié en 1896 intitulé «Au sujet du Touat» (BNF), quatre ans donc avant la spoliation de la frontière Est marocaine, voici ce qu’écrit Mario Vivarez, un pied noir d’origine espagnole ingénieur à la Résidence d’Alger, qui se compare à l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza. Il prend timidement la défense du Maroc, mais s’aligne quand même sur le projet de la France algérienne corsaire, de s’approprier les territoires du Royaume: «Les régions visées de l’Igli, du Touat, du Gourara, comme du Tidikelt demeurent, comme avant 1845 (traité de Maghnia), sous la suzeraineté nominale du Maroc. Le shérif (Sultan du Maroc) signataire du traité dut le concevoir d’autant plus ainsi que les régions en question sont le point d’origine de la puissance des sultans du Maroc (…) En vain nous soutiendrons la thèse contraire: le Maroc ne l’acceptera jamais.» (pp.12-13). Il prévient l’armée: «Il serait oiseux d’inférer quelles sont les régions actuellement tributaires du Maroc, des limites parfaitement connues des anciens empires Almoravides, Almohades, Mérinides, dont le grand shérif actuel (Sultan du Maroc) est le continuateur spirituel, car, il est historiquement établi que la dynastie des shérifs était maîtresse du Touat et du Tigouraryn avant d’envahir le Soudan.» (p.15)

Selon Mario Vivarez, il suffit de considérer le principe de suzeraineté reconnu par la coutume musulmane ayant force de loi, pour en déduire qu’attaquer l’un des membres de la vassalité, c’est entamer le démembrement de la confédération du Maroc (p.16). L’auteur considère «qu’aussi bien In Salah que le Gourara et que tout le Touat se prévaudront de la suzeraineté marocaine; cette condition sera du reste invoquée par d’autres, en leur faveur (…) ceux qui s’obstinaient à nier l’autorité du Pape musulman de l’Ouest (le Sultan du Maroc) sur les tribus du Touat, du Gourara, du Tidikelt et des autres plus au Sud visées par l’article VI du traité de 1845 (Traité de Maghnia délimitant les frontières actuelles), seront bien obligés d’ouvrir leur raison à l’évidence. La souveraineté du Sultan a été officiellement reconnue et affirmée par les groupes intéressés. Il faut donc admettre que le jour où nous menacerons les contrées considérées, nous ferons directement échec à l’empereur du Maroc, et nous préluderons du même coup au démembrement de cet empire» (p.17). Et aussi «des actes fréquents de suzeraineté ont été accomplis par le Sultan du Maroc. Chaque fois que nous avons manifesté par des tentatives pressantes, l’intention de nous ingérer dans les affaires du Touat, la Cour de Fès n’a pas manqué de répliquer par des actes formels, tels que l’envoi d’officiers porteurs de rescrits impériaux» (p.20). Enfin, l’auteur parle de «curée que nous aurons entamée (la France), car les autres puissances se tiendront prêtes. Anglais, Allemands, Espagnols, Italiens procèderont à la liquidation de l’empire du Maroc (p.34)».

Un troisième et dernier livre sonne le glas de la razzia. Nous sommes en 1903. Depuis trois ans, la France a pris définitivement possession du Sahara marocain qui va de Timimoun (aujourd’hui algérienne) à Tafilelt. Guillaume de Champeaux, un photographe orientaliste lunatique qui prend pour décor de gloire le racket de la frontière Sud-Est de l’Empire marocain, laisse un «À travers les oasis sahariennes» (1903, Archives du Quai d’Orsay) qui renseigne sur le devenir de la zone. De Champeaux soutient, en catimini, que les terres grappillées appartiennent bien au Sultan: «Les deux pachas détachés jadis par le sultan du Maroc à Adrar et à Timimoun appartenaient chacun à l’un de ces soffs (confédération). Le pacha du Timmi était Ihamed; celui du Gourara était Soffian.» (p.37). Et voilà sa description des nouveaux hôtes dans un chapitre intitulé: «Occupation militaire du Gourara, du Touat et du Tidikelt, en 1900»: la présence française «comprenait en 1902 dans le Gourara à Timimoun une demi-compagnie de tirailleurs algériens, un détachement du bataillon d’Afrique, un détachement d’artillerie avec deux pièces, un hôpital, une télégraphie et une administration française» (p.67). Sur cette belle région qui devait selon les conventions internationales être restituée au Maroc en 1962: «C’est par le Bouda que passent les voyageurs qui se rendent directement du Tafilelt au Touat en suivant la vallée de l’oued Saoura. Le Timmi est l’oasis la plus populeuse et la plus riche de la contrée. Le ksar d’Adrar est sans conteste la capitale de la région touatienne tant par la grandeur de ses jardins et le nombre de ses habitants que par l’importance de ses productions, de son industrie et de son commerce.» (pp.13-14)

Ces notes sombres d’agents de renseignements de l’Algérie française ont convaincu Paris de se rendre maître d’une grande partie de ce qui est considéré jusqu’en 1912 comme «l’Empire du Maroc», plongeant encore son influence en Afrique subsaharienne et détenant tout le Sahara de Timoulaf (région de Tidikelt) à Oran dans son méridien, et de Timoulaf à Laâyoune dans sa parallèle avant de bifurquer vers le sud profond, via la route de l’Atlantique et pénétrer en Mauritanie, formant la deuxième voie de communication de l’Empire Marocain en Afrique avec celle de Touat. L’Afrique était «encerclée» par les deux frontières Est (Touat) et Ouest (Cap blanc (Nouadhibou aujourd’hui). Il n’existe dans les livres et les cartes en 1900 ni population sahraouie (ce concept même de «population sahraouie» est sujet à caution et s’avère une invention de la sphère nassérienne du 20ème siècle), ni peuple ou nation autonomes dans cette immense région, mais des villes qui clamaient haut et fort leur appartenance au Maroc, qui fut vampirisé. Il s’avère aussi que ce projet de démantèlement du Maroc par l’Algérie française, dont semble avoir hérité le FLN, est toujours vivant et reconduit dans la forme qu’on lui connait. L’Algérie, un pays dont la principale production nationale, indépendamment du gaz et du pétrole, provient des dattes de cette belle région saharienne dont on a dépouillé notre Royaume, comme des brigands de grand chemin.

Par Karim Serraj
Le 23/06/2024 à 11h00