Pour mettre sur les rails de la colonisation sa politique expansionniste, la France a, dès le traité de Lalla Maghnia signé en 1845, forgé le principe de désert, Khalâ, qui, en l’espace de quelques décennies, deviendra une norme juridique sous le nom de terra nullius. Entre 1860 et 1890, la France fut témoin de l’autorité sultanienne s’étendant d’In Salah, au cœur du pays Touarègue, jusqu’à Ghat, à la frontière de l’actuelle Algérie et de la Libye. Face à cette réalité, les gouverneurs généraux en Algérie ont, tantôt cherché à s’appuyer sur le pouvoir du Sultan du Maroc pour instaurer un système de protectorat, tantôt nié ce pouvoir afin de le remplacer par la notion de terra nullius ou par celle de zone d’influence algérienne.
Mais comment ce concept colonial est-il devenu, en 1975, la question centrale à laquelle le Maroc devait répondre devant la Cour internationale de justice (CIJ) pour attester de ses liens historiques et politiques avec ses provinces sahariennes?
Ni la littérature ni l’historiographie marocaine n’ont jamais conçu le désert comme une norme juridique signifiant l’absence de pouvoir politique. Les terres et les populations sahariennes étaient régies par une juridiction spécifique, adaptée au nomadisme et aux structures sédentaires des oasis.
Ainsi parlaient les archives secrètes de la marocanité du Sahara!
La défense des droits historiques du Maroc sur les territoires sahariens, affirmée lors des conférences d’Alger et de Rabat en 1924, puis de Marrakech en 1925, précédait de loin la résolution 1515 des Nations unies de 1975. Le mémoire présenté alors par le Royaume du Maroc réaffirmait que «toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations unies.»
Le principe de terra nullius, qui avait prévalu dans la pratique coloniale française, ne correspondait pas aux méthodes employées par l’Espagne dans la région. Cette dernière avait, au contraire, pris en compte l’héritage des institutions coutumières, notamment en s’appuyant sur la bey’a pour faciliter les arbitrages. En concertation avec les autorités françaises, qui avaient dû adopter une approche similaire, cette pratique était progressivement devenue la norme pour arbitrer les conflits dans les zones tampons, notamment dans celles qui séparaient l’Adrar des zones d’influence des Reguibat et des Ouled Dlim. Les autorités coloniales des deux pays n’avaient pas eu d’autre choix que de s’impliquer dans des réconciliations et dans une meilleure compréhension des limites sociales et culturelles qui résultaient principalement des mouvements pastoraux de tribus de Mauritanie et du Rio de Oro (les Ahl Sahel), qui ignoraient les frontières entre les deux territoires.
La notion européenne de frontière, telle qu’elle est appliquée aujourd’hui, remonte au 15ème siècle. Elle concerne les frontières des territoires et des États. Ce concept avait été ignoré au Sahara puisque la frontière de la Tafna, héritée de l’époque turque et adoptée lors du traité de Lalla Maghnia de 1845 entre la France et le Maroc, ne donnait pas de possibilités d’expansion dans les régions sahariennes. Les documents établis par les gouverneurs généraux de l’Algérie le prouvent. Une confirmation en est également donnée par les témoignages du commandant A.G.P Martin en 1924. À cette époque, les frontières sahariennes du Maroc se définissaient plus par les populations et tribus qu’il englobait que par des frontières bien délimitées. Les frontières, selon le concept occidental, étaient, de ce fait, ignorées par les tribus du Sahara et volontairement oubliées par les autorités coloniales. Celles-ci, en effet, ne cessaient de rappeler qu’il ne fallait pas prendre en considération des frontières, mais surveiller et suivre les tribus dans leurs mouvements et déplacements. Ce principe ne faisait, en fait, que se référer à la politique traditionnelle que le makhzen appliquait dans les régions éloignées ou peu accessibles, en particulier, les régions montagneuses et sahariennes.
Le général Lyautey et le pouvoir sultanien en Afrique du Nord
Si les théoriciens de la Troisième République furent des défenseurs acharnés du concept de terra nullius pour asseoir la domination coloniale française en Afrique, notamment en Algérie et en Afrique-Occidentale française (AOF), le général Lyautey, lui, s’opposait à cette vision. Il considérait que la métropole méconnaissait les réalités marocaines. Selon lui, le Sultan pouvait incarner un centre de pouvoir en Afrique du Nord, son autorité s’étendant du Nord-Ouest jusqu’aux confins de l’Afrique noire.
Voici ce qu’il exprime à ce propos:
«Cela tient sans doute à ce que cette race marocaine, si bien douée au point de vue commerce et affaires, ressent davantage les bienfaits de son association avec nous que l’Algérien. Mais cela tient surtout à ce que, loin d’être abandonnée à elle-même, et, de ce fait, à toutes les suggestions hostiles, elle a ici un axe¡ un chef religieux, le Sultan, sur qui ses yeux se tournent instinctivement et qu’elle voit entouré par nous d’égards dont elle nous est reconnaissante comme d’un témoignage permanent de notre respect pour ses croyances. Elle trouve là une satisfaction à un besoin primordial pour longtemps chez les populations musulmanes. C’est ce qui l’empêche de regarder ailleurs, comme les Musulmans d’autres pays qui, faute d’avoir sous les yeux cette personnification tangible de leur foi, la cherchent, eux, ailleurs. Je crois qu’il n’y a pas pour la France de meilleur politique que de persévérer dans cette voie, que le Sultan reste au contraire le plus efficace des atouts dans notre main, et que nous aurions le plus grand intérêt à rattacher à cet axe tutélaire tout notre système africain.» (Maréchal Lyautey, «Lettres du Maroc, la question du Khalifat», Revue des deux mondes, 15 janvier 1956, pp. 193-205)
La réalité décrite par le général Lyautey n’a rien d’artificiel, contrairement à ce qu’affirmaient certains spécialistes. Ce constat a d’ailleurs été corroboré par des observations similaires dans le Touat et l’ensemble du Sahara oriental, où le régime makhzénien est resté solidement enraciné, même après l’annexion de ces territoires.
Un document officiel ci-dessous reconnaît que les autorités coloniales ont repris à leur compte les mêmes familles du makhzen pour administrer ces régions sahariennes, pourtant qualifiées de terra nullius. Il mentionne notamment la nomination d’un notable issu d’une famille makhzen ayant servi le Sultan avant l’occupation française de la région de Béni-Abbès. Cette localité, située sur l’axe reliant le Touat à Tombouctou, constituait un carrefour stratégique entre le Nord et le Sahel.

La défense de Lyautey de l’intégrité territoriale entre 1912 et 1925 est un témoignage capital sur l’espace marocain lors de la mise en place du système colonial: protectorat au Maroc et colonie en Algérie. Cet épisode et surtout celui qui surviendra après la fin de son mandat seront marqués par une agression caractérisée de cette même intégrité, pourtant soutenue dans les traités internationaux de 1880, 1906, 1911 et 1912.
Lyautey et la frontière du Maroc avec l’AOF
Liée au Maroc par un traité de protectorat signé le 30 mars 1912, la France, à travers son ministère des Affaires étrangères, veilla au respect de l’intégrité territoriale et politique du Royaume. La plupart des résidents généraux ayant exercé au Maroc défendirent ce principe, et Lyautey, en particulier, s’attacha à protéger les territoires dissidents tout en menant une politique de sauvegarde des régions sahariennes marocaines.
Conscient de l’étendue historique de l’empire chérifien, Lyautey alla jusqu’à qualifier son remplaçant à la tête du commandement d’Aïn Sefra, en Algérie, de «cinquième grand dissident du Maroc» (Olivier Vergniot, «Tindouf, un point d’équivoque», REMMM, N° 41-42, 1986, pp. 119-135, p. 122). Le général estimait que ce territoire relevait du domaine souverain du Sultan.
Le général Lyautey n’a jamais désarmé et tout en approuvant le programme de liaison saharienne entre l’Algérie et l’AOF, il faisait part de son regret que le Maroc ne puisse y participer, relevant toutefois que la carence du Maroc en zone saharienne n’était pas destinée à durer. Il recommandait d’agir sans heurter ces tribus ni dans leurs coutumes ni dans leurs croyances qui les rattachent incontestablement au Maroc et à l’obédience spirituelle de son chérif. Pour Lyautey, Beraber et Réguibat étaient d’obédience marocaine.
La dépêche qui suit émane du général Lyautey en 1924 et prouve que l’autorité du khalifa sultanien, qui est le représentant du Sultan à Rabat, s’étend jusqu’au Rio de Oro:


Lyautey et les usages par les Espagnols du pouvoir sultanien au Sahara
Lyautey s’appuyait sur les résultats des conférences d’Alger en 1923 et Rabat en 1924 qui étaient unanimes sur la question du droit du Maroc à récupérer ses régions sahariennes. C’était le temps des conférences.
La deuxième conférence nord-africaine de Rabat s’est tenue en 1925 à Rabat sous les auspices du Maréchal Lyautey, qui a ouvert la séance d’ouverture au nom du sultan Mouley Youssef, en présence de Saint, résident général de Tunisie et Stegg, gouverneur général de l’Algérie. La première conférence s’était tenue en Algérie un an auparavant. Ces conférences étaient conçues pour rapprocher les points de vue et permettre aux trois gouverneurs de la colonie algérienne et des deux protectorats, le Maroc et la Tunisie, l’échange d’idées et la coordination des projets respectifs.
Cette deuxième conférence a traité de la question du Sahara occidental (à l’exception du Sahara espagnol) et a adopté la position prise lors de la première conférence à Alger: «Passant à l’examen de la question du Sahara occidental entre l’Algérie, le Maroc et l’AOF, le Maréchal Lyautey et M. Steeg ont proposé de maintenir la motion adoptée à la conférence d’Alger: « Le Sahara occidental est une vaste région qui constitue l’hinterland de l’Algérie, du Maroc et de l’AOF. Sa répartition entre les colonies et le protectorat n’existe pas. L’Algérie ne fait, en effet, aucune difficulté pour reconnaître au Maroc un arrière-pays saharien et tous les actes de son administration ont jusqu’ici confirmé ce point de vue». (Afrique française, «Bulletin du Comité d’Afrique française et du Comité du Maroc», 34ème année, avril 1924, N° 4, pp. 275-283, p. 278)
Ce panorama sur la réalité politico-spirituelle du pouvoir sultanien au Sahara occidental se combine parfaitement avec le tableau politique que dresse le général Lyautey en 1924 pour attester que le Sahara oriental n’a jamais été un terra nullius et que les sultans marocains y régnaient en maître. C’est ainsi que le miroir de la légitimité politique du Maroc se reflète à merveille dans celui du Sahara occidental, pourtant occupé par l’Espagne. Le rapport de 11 pages envoyé le 4 février 1924 au général Lyautey par le Secrétariat général du protectorat, pour défendre ses positions vis-à-vis du gouverneur général de l’Algérie et de la Métropole en dit long sur les injustices commises à l’encontre de l’intégrité territoriale du Maroc:

Ce qui explique pourquoi le Maroc n’a pas connu la crise de souveraineté qui a frappé l’Occident entre 1914 et 1945, mais au contraire c’est cette période qui a vu se développer une magnification de la figure du Sultan, magnification dont le nationalisme a tiré profit tant dans les régions du Nord que celles du Sahara.
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