La prise en otage de Boualem Sansal illustre parfaitement le malaise algérien face à l’Histoire. Dans «Le mal algérien» (éd. Bouquins), publié au mois de juin 2023, Jean-Louis Levet et Paul Tolila écrivent à ce sujet que:
«L’aiguille historique de l’Algérie semble bloquée sur sa guerre d’indépendance qui occupe une place et un statut officiels pour l’État algérien qui revendique ouvertement le monopole de sa narration officielle; elle n’est en aucun cas un objet d’investigations libres pour les historiens» (p.14).
D’où l’impossibilité de réviser une histoire devenue dogme, et voilà pourquoi toute remise en question conduit directement à la case prison. D’où encore l’impossibilité d’écrire une histoire scientifique de l’Algérie. On comprend donc pourquoi le «travail de mémoire commun» si cher à Emmanuel Macron n’était qu’une farce aux yeux d’Alger.
Les historiens algériens sont donc condamnés par l’histoire officielle à présenter Tlemcen ou Bougie comme des pré-Algéries, alors que nous sommes en présence de principautés, certes brillantes, mais qui n’ont jamais constitué de noyaux pré-étatiques. À la différence de Fès et de Marrakech, qui créèrent le Maroc, lequel développa des empires à travers ses dynasties, qu’il s’agisse des Almoravides, des Almohades, des Saadiens, des Mérinides ou des Alaouites, rien de tel à l’est de la Moulouya où, prises en étau entre le Maroc et Tunis, l’autonomie de Bougie et de Tlemcen ne fut que ponctuelle.
Plus tard, les Turcs ne favorisèrent pas l’évolution vers l’État-nation. Aussi, en 1830, quand l’armée française débarqua à Sidi Ferruch, l’Algérie n’existait toujours pas.
Ce fut donc la France qui créa l’Algérie en désenclavant et rassemblant ses régions, ses populations, en lui donnant ses frontières et jusqu’à son nom. Des frontières qui, à l’ouest, furent tracées par l’amputation territoriale du Maroc (Tidikelt, Touat, Gourara, Tindouf, Béchar, Tabelbala, etc.), et qui, au sud, ouvrirent l’Algérie sur un Sahara que ni Tlemcen, ni Bougie, ni la Régence ottomane n’avaient possédé.
«Matrice du «Système», qui fait et fera tout pour se maintenir au pouvoir, l’histoire officielle ne pourra être remise en question tant que ce dernier dirigera l’Algérie.»
Plus près de nous, l’histoire est toujours au cœur du«mal algérien», car elle occulte ce qui s’est passé durant la guerre, avec notamment l’assassinat d’Abane Ramdane, le piège tendu à Amirouche et, surtout, le coup d’État de 1962, quand l’armée des frontières, dont les chefs n’avaient jamais tiré un coup de feu, renversa le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et écrasa la résistance des maquisards. Durant l’été 1962, l’Algérie tout juste indépendante connut en effet un sanglant coup d’État qui installa le «Système» actuel au pouvoir. Ce fut alors que le GPRA, soutenu par les survivants des maquis de l’intérieur, fut évincé par l’Armée de libération nationale (ALN) commandée depuis 1960 par le colonel Houari Boumediene. Intacte, car installée en Tunisie et au Maroc. Le président du GPRA, Benyoucef Benkhedda, disait à ce sujet que «certains officiers qui ont vécu à l’extérieur n’ont pas connu la guerre révolutionnaire comme leurs frères du maquis (…)».
Matrice du «Système», qui fait et fera tout pour se maintenir au pouvoir, l’histoire officielle ne pourra donc être remise en question tant que ce dernier dirigera l’Algérie. Les historiens algériens connaissent évidemment ces réalités, mais il leur est interdit d’en faire état sous peine de voir s’abattre sur eux l’accusation de traîtrise et d’être jetés en prison comme Boualem Sansal.
«L’histoire est l’enfer et le paradis des Algériens», a dit l’historien Mohamed Harbi. À elle seule, cette phrase résume le non-dit existentiel d’un pays dont l’histoire officielle navigue entre les falaises de la réalité et les écueils de l’illusion à travers une histoire inventée. Sorte de «paradis» historique artificiel, cette dernière est construite autour de mythes auxquels aucun historien sérieux ne croit, mais qui sont devenus autant de dogmes. Des dogmes auxquels il est interdit de toucher. Le malheur de Boualem Sansal est d’avoir osé le faire…