La rivalité franco-allemande au Maroc à la fin du 19ème siècle s’inscrivait dans le contexte plus large de l’expansion impérialiste européenne, où chaque puissance cherchait à agrandir son empire colonial africain. À cette époque, l’Allemagne, unifiée en 1871, entrait en scène comme un nouvel acteur des ambitions coloniales en Afrique, un terrain jusque-là dominé par des puissances plus établies comme la France et la Grande-Bretagne. Parallèlement aux ambitions espagnoles, le Maroc allait devenir l’objet d’une rivalité entre Berlin et Paris, poussant le gouverneur général de l’Algérie française, Jules Cambon, à imaginer un stratagème pour empêcher l’Allemagne d’avoir des prétentions sur le Maroc. Il s’agissait du premier découpage virtuel, forcé, imposé sur les cartes du Sud du Maroc pour décourager l’Allemagne.
Bien que Bismarck restât initialement sceptique quant aux bénéfices économiques d’une telle expansion, il finit par soutenir les revendications coloniales sur le Maroc, notamment pour répondre aux aspirations nationalistes qui, au même moment, lorgnaient sur l’Alsace-Lorraine. En effet, après la victoire de l’Allemagne durant la guerre franco-prussienne de 1870-1871, Berlin annexa l’Alsace et une partie de la Lorraine, créant le Reichsland Elsaß-Lothringen (Territoire impérial d’Alsace-Lorraine). Cette annexion fut un coup dur pour la France, où la région était perçue comme faisant intrinsèquement partie de son territoire et de son patrimoine, comme le serait le Sahara coupé du Royaume du Maroc.
La Conférence de Berlin de 1884-1885, organisée par Bismarck lui-même, posait les principes d’une occupation «effective» et la notion de «sphère d’influence» pour limiter les conflits entre les nations. En réalité, elle induisait un fait accompli sur l’Alsace-Lorraine et encourageait en Afrique la course aux colonies, chaque puissance européenne cherchant à marquer son territoire comme «occupation effective» ou «sphère d’influence». En Afrique de l’Ouest, la France et l’Allemagne se retrouvaient en concurrence directe. Les Français cherchaient à établir une continuité territoriale entre leurs colonies au Sénégal, en Algérie et celles de l’Afrique centrale. Seule voie de passage: le Maroc. Un projet que l’Allemagne considérait comme une menace à son propre expansionnisme en Afrique centrale et dans le Cameroun. Le Maroc devenait un point de tension.
Le Maroc: un enjeu de tensions diplomatiques et coloniales
Depuis sa victoire sur la France en 1870, l’Allemagne cherchait à élargir son influence au Maroc avec l’arrivée au pouvoir de Moulay Hassan 1er, symbole de l’unité territoriale du Maroc. Des ambassades marocaine et allemande étaient échangées entre le Maroc et Berlin. Les convoitises allemandes furent prises au sérieux par Jules Cambon, qui établit la carte du Maroc de 1894, dite Tarfaya-Tekna-Tindouf (TTT). La publication de la carte TTT marqua un tournant dans l’élaboration des frontières de l’Algérie coloniale. Cette cartographie coïncida avec la mort du sultan Hassan Ier, un événement qui ouvrit une période de vulnérabilité pour le Maroc, période dont Cambon tenta de tirer parti pour étendre l’influence de l’Algérie française au-delà de ses frontières, jusqu’aux confins sahariens. La carte marquait également le début de la campagne de Cambon pour l’occupation du Touat et pour la redéfinition des frontières maroco-algériennes.
Cette version espagnole de 1945 de la carte TTT de 1894 montre que la Saqiyya al-Hamra et Tarfaya étaient considérées comme protectorat et zone d’influence, donc récupérables par la France en vertu du traité de 1912. Cambon poursuivait deux objectifs: sécuriser le contrôle du Touat, région stratégique entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne, et établir une frontière sud, garantissant ainsi une protection contre les incursions européennes. Cette politique de segmentation coloniale contrastait avec l’idée populaire en France d’une occupation unifiée et structurante du Maroc, qui aurait renforcé les forces d’une France «amputée» par la perte de l’Alsace-Lorraine.
Le Sahara est-il l’Alsace-Lorraine du Maroc?
Le Sahara marocain peut-il être comparé à l’Alsace-Lorraine dans l’imaginaire politique et colonial français? En effet, l’Alsace-Lorraine, bien plus qu’un simple territoire, incarne un symbole profond pour la France, marqué par des siècles de rivalité et de nationalisme exacerbé. Ce statut mythifié servait de modèle aux théoriciens de la colonisation qui voyaient dans le Sahara une «frontière» stratégique, comme l’Alsace-Lorraine l’avait été sur le front européen. La métaphore de l’Alsace-Lorraine appliquée au Sahara témoignait de cette mentalité coloniale d’expansion et de sécurité territoriales.
En ce sens, Jules Cambon écrivait le 18 octobre 1911 à son ministre des Affaires étrangères, Justin de Selves:
«Aux yeux d’un grand nombre de députés, l’échec des négociations pourrait aboutir au partage du Maroc, une option qui serait très populaire à Berlin... Si la maîtrise du Maroc venait un jour à être contestée, un déchaînement de l’opinion en France pourrait entraîner les pires conséquences.»
Avec l’appui de Jean Jaurès, Cambon s’efforçait de maintenir cette stratégie. Jaurès rappelait que, bien que l’Empire français eût perdu l’Alsace-Lorraine, la République avait compensé en consolidant des empires coloniaux en Afrique, en particulier en Algérie et en Afrique occidentale française: «L’Empire a perdu deux régions, l’Alsace-Lorraine, mais la République a pu créer deux empires: l’Algérie et l’AOF.»
Ces mots montraient l’angoisse française devant une possible ingérence allemande, un spectre particulièrement inquiétant après la défaite de 1871. Aussi, la France préféra l’Espagne comme partenaire colonial au sud du Maroc, espérant éviter ainsi un voisinage direct avec l’Allemagne sur ce terrain africain.
La conquête de la région du Touat par l’Algérie française permit d’éviter toute possible frontière entre le Maroc et l’Allemagne, sécurisant ainsi l’espace stratégique du Sahara. Les ambitions de l’Algérie françaises s’étendaient jusqu’à Tarfaya, tandis que les Français envisageaient de céder au voisin espagnol le Souss et le Drâa, pour obtenir son soutien contre l’éventuelle convoitise allemande, cimentant ainsi une «zone d’influence» franco-espagnole au Sud.
Dire que le Sahara est «un peu l’Alsace-Lorraine du Maroc» renvoie à un parallèle historique fort, qui se tisse autour de notions de territoire contesté, de patriotisme, et de résistance face aux influences extérieures. À l’image de l’Alsace-Lorraine pour la France, le Sahara représentait pour le Maroc bien plus qu’une simple étendue désertique ; il incarnait un ancrage identitaire, culturel et historique, mêlé de défis géopolitiques complexes et d’une longue lutte pour sa souveraineté.
L’Alsace-Lorraine, après avoir été cédée à l’Allemagne en 1871, devenait un symbole de la mémoire collective française, associée à la souffrance, mais aussi à un rêve de réunification nationale. Le Maroc, de son côté, revendiquait depuis des décennies le Sahara comme partie intégrante de son territoire, malgré les tentatives de partition, d’internationalisation, et les tensions avec l’Algérie voisine. La question saharienne était ainsi inscrite dans l’imaginaire collectif marocain comme une lutte nationale pour la préservation d’une intégrité territoriale menacée par des influences étrangères, un écho lointain de ce qu’était l’Alsace-Lorraine dans la France post-1871.
Ce parallèle historique trouvait également sa pertinence dans le rôle joué par les puissances coloniales. À l’époque du protectorat, les Français eux-mêmes, en quête d’une frontière stable en Afrique du Nord, appliquaient cette comparaison. Comme le démontrent des écrits de diplomates français tels que Jules Cambon, la métaphore de l’Alsace-Lorraine servait à justifier la nécessité d’un contrôle indirect et d’une «ceinture de sécurité» au Sahara, destinée à prévenir les appétits d’autres puissances, notamment l’Allemagne, en quête d’expansion.
Ainsi, dire que le Sahara est l’Alsace-Lorraine du Maroc, c’était rappeler l’importance vitale de ce territoire pour la conscience nationale marocaine et pour sa souveraineté. C’était évoquer un espace qui, au-delà des frontières, était lié à une mémoire, à des mythes fondateurs, et à un devoir de préservation, un peu comme l’Alsace-Lorraine était liée à l’âme de la France.
Les zones d’influence et les frontières tampons
Dans cette politique, la France exploitait les concepts de «zones d’influence» et de «frontières tampons». La frontière TTT devenait une barrière fermant l’accès à l’Allemagne, dont les ambitions au Maroc croissaient dans un contexte de rivalité coloniale. Le concept de «zone d’influence», convenu avec l’Espagne, respectait l’intégrité territoriale du Maroc. Il excluait la zone coloniale de Rio de Oro et affirmait ainsi le Maroc comme espace autonome, en délimitant les protections françaises. La politique de Cambon, en plaçant la frontière au nord de Tarfaya, fut également soutenue par Arnaud, représentant du Comité du Maroc de Tanger en 1907. Arnaud justifiait la décision de ne pas faire descendre la frontière jusqu’au Cap Juby (actuelle Tarfaya), après l’acquisition de la factorerie anglaise dans ce port par le Sultan.
Selon lui, la frontière ne devait pas descendre vers le sud, pour éviter qu’elle ne devienne une route parallèle vers le Touat. Il percevait le sud marocain comme une ouverture de l’Oranais sur l’Atlantique et insistait sur l’importance d’éviter tout enfermement sans issue océanique entre Oued Noun et Tarfaya. La ligne Tarfaya-Tekna-Tindouf, bien que fictive, possédait une forte valeur symbolique. Elle matérialisait une vision de segmentation régionale, opposée à l’image d’une occupation unifiée de l’empire chérifien promue en métropole. En France, les discours publics dépeignaient le Maroc comme une unité sous protectorat, mais la frontière TTT révélait une réalité éclatée, d’un Maroc scindé et amputé de son Sahara, en fonction des intérêts coloniaux.